Extra N°2
Juillet 1975

William Sheller
(par Jean-William Thoury)

 

Il y a en France deux bandes de jeunes musiciens qui ont le professionnalisme que l'on peut attendre de ceux qu'il est convenu d'appeler "des musiciens de studio", et en même temps les idées et le talent que l'on croyait l'exclusivité des Américains (Muscle Shoals band, L.A. Express, etc…) Il y a d'une part celle dont la rythmique est constituée par Didier Batard et Jean-François Auger, et d'autre part celle d'Alain Suzan.
Autour de Suzan, créateur du groupe Alice, première, deuxième et troisième formules, on retrouve une dizaine de types au passé en général très explicite : Doudou Weiss (batterie), Luc Bertin (piano), Yves Chouard (guitare), Slim Batteux (pedal steel et claviers), les frères Labacci (guitares et percussions), Paul Scemama (ingénieur du son) et Patrick Gandolfi (réalisateur). Vous les entendez derrière bon nombre de gens comme François Bernheim, Sabrina Lory, Terry Scott, sur le disque de Gomina, etc. Les arrangements sont chaque fois confiés à William Sheller, un musicien très complet dont la grande connaissance du solfège est très appréciée de ses camarades. William Sheller n'est pas un inconnu pour vous puisque sa chanson Rock'n'dollars est classée au hit-parade et que vous l'avez vu à la télé plusieurs fois. Une interview va nous en apprendre un peu plus.

- Jean-William Thoury : "De quelle nationalité es-tu ?"
-William Sheller : "Français, né à Paris de mère française et de père américain. En fait, je suis même d'origine écossaise. Mon père jouait un peu, comme ça, avec des musiciens de jazz dont il était l'ami. J'ai entendu du jazz pendant toute mon enfance, c'est peut-être pour ça que je ne l'aime pas beaucoup… Nous sommes allés aux USA, j'y ai vécu jusqu'à l'âge de 7 ans. C'est certainement par réaction que j'ai eu la folie de la musique classique, j'ai voulu l'étudier, j'ai fait le Conservatoire. Puis je suis parti dans des délires de musiques contemporaines, j'étais complètement coincé. Un jour, par hasard, une amie m'a fait écouter un disque des Beatles…Trois heures plus tard, je disais au revoir à mes profs, et j'essayais de me lancer là-dedans. Ce n'est pas facile, en sortant du classique, de vouloir faire du rock. Ce sont deux mondes totalement différents. J'avais un handicap. Je me suis mis à travailler avec des groupes dans des bases américaines. J'étais chanteur. C'était vers 65, nous chantions des trucs des Beatles et des Stones. Puis vint Sergent Peppers. Et là je retrouvais une musique que je n'avais pas cessé d'aimer. J'étais gêné de rencontrer des types qui étaient depuis toujours dans le rock'n'roll, et qui n'aimaient pas la musique classique, parce que je considère que c'est "la suite". Cela a changé avec des types comme King Crimson et pas mal d'autres musiciens qui ont compris…"

- "Tes débuts dans ce métier remontent au temps des Irrésistibles.
-"Oui, j'ai commencé chez CBS en faisant My year is a day et pendant cinq ans on m'a redemandé toujours la même chanson ! C'était un peu dur. Avec l'argent que m'avait rapporté ce tube, j'ai pu faire un album pour moi, Lux Aeterna. J'ai rencontré Patrick Gandolfi qui était chez BYG et qui m'a présenté Alain Suzan, parce que nous étions tous les deux intéressés par les mélanges de rock et de classique. Nous avons décidé de travailler ensemble".

- "Comment expliques-tu l'apparente contradiction entre ton album chez CBS et celui que tu viens de faire chez Phonogram ?"
- "Je considère qu'il est dommage que la variété soit souvent mauvaise, que ce soit dans l'inspiration, dans les arrangements, dans la prise de son, surtout dans la prise de son !
On s'est dit : "Il faudrait faire un album de variétés qui soit sympa". J'ai écrit des chansons dans cette optique, en restreignant tout, pour essayer de s'imposer dans ce style, pour pouvoir après, peut-être, amener les gens à autre chose".

-"Tu as délibérément fait le disque avec une arrière-pensée ? "
- "Par la variété on peut joindre les gosses, c'est toujours ce que je dis… Je cherche à joindre les mômes qui actuellement écoutent un tel ou tel autre, en leur donnant de la bonne musique, et petit à petit ce sont eux qui arriveront à faire "tout" bouger. Ce sont des plans à longue échéance !"

- "Certaines des chansons de ton album me font penser à d'autres artistes…"
- "Ah, bien sûr, le père McCartney ; il y a un gigantesque "clin d'œil" dans Oncle Arthur. J'aime bien McCartney, Elton John aussi".

- "Et certaines ressemblances avec Véronique Sanson ?"
- "Oui, on m'a déjà dit ça pour La Maison de Mara. J'aime bien Véronique Sanson, elle a été l'une des premières, avec Michel Berger, à sortir des trucs bien. Depuis, il y en a eu d'autres, comme Christophe. Denis Pépin aussi, j'aime bien".

- "As-tu peur que l'on te demande de refaire Rock'n'dollars, comme cela c'est produit avec My year is a day ?"
- "Oh là oui ! Mais j'espère que non… C'était juste un gadget : je ne comprends pas bien pourquoi c'est ce titre qui a accroché : j'aimerais bien que l'on passe autre chose. Au départ, Rock'n'dollars, c'était une satyre d'un chanteur de rock un peu taré, qui a besoin de tous ces mots anglais, le genre de types à qui il faut tout donner, qui attendent toujours d'avoir de bons instruments, de bons studios, et qui ne font jamais rien. C'est un truc un peu débile, mais ça marche au premier degré. Je ne sais pas si c'est une complicité ou l'incompréhension".

- "En tant qu'arrangeur, tu participes aux séances d'enregistrement de nombreux autres artistes… "
- "Oui, je fais partie de toute une équipe. Parce que je viens du classique, j'ai ce rôle. La rythmique, c'est une chose qu'il faut vraiment avoir dans la peau. Suzan et ses camarades mettent les rythmiques en "boîte", ensuite, je prends la bande et j'écris les cordes ou les cuivres dessus. Nous avons travaillé avec Sabrina Lory, François Berheim, Emmanuel Booz".

- "Que penses-tu de ce qu'ils font ?"
- "Manu, j'aime bien, mais finalement on l'a "bouffé". Quand il est tout seul avec sa guitare, c'est génial, tandis que sur le disque il y a des moments où il n'arrive pas à émerger. Mais c'est lui qui le voulait. Nous avons également fait un album de François Wertheimer et Suzan va faire le sien".

- "Quelle est ta chanson préférée sur ton propre disque ?"
- " Pour la musique ce serait Savez-vous ? Quand aux paroles, il en faut, alors autant qu'elles soient sympas. La musique est une image, mais floue; quand on colle un mot dessus, ça devient net. Le français constitue un problème. Sanson a trouvé le coup : une syllabe par note. Ce qui oblige a tourner les mots dans tous les sens, trouver la phrase qui soit nette et en même temps musicale ! On ne peut pas tirer sur une syllabe française. "Sur ton balcon-on-on", ça ne colle pas !"

- "Tu as déjà collaboré avec Manset, je crois ?"
- " Oui, un 45 tours sorti chez CBS, sous mon nom, qu'il vaut mieux oublier ! Mais Manset, c'est très bien ! C'est un monde à part, une poésie. On ne peut pas vraiment travailler ensemble parce qu'il a les mêmes spécialités que moi : il fait ses musiques et ses arrangements… En plus, nous sommes deux mondes complètement différents. Quand Manset passe à la radio, j'écoute, je me dis : "Qu'est-ce-qui se passe ?""

- "Considères-tu que c'est ce qui se fait de mieux dans la variété française ?"
- "Pour moi, ce n'est pas de la variété : c'est différent, c'est une forme de poésie. C'est si spécial."

- "Crois-tu que la France soit un grand pays musical ?"
- " Ah, il n'y a jamais eu de musiciens, à part Debussy et Ravel… Il y a des gens qui m'ont vraiment surpris dans le mauvais, ce sont les Allemands. Avec tous les grands musiciens qu'ils ont eu… Les groupes allemands c'est vraiment du n'importe quoi dans tous les sens ! Il suffit d'écouter la musique d'un pays pour "entendre" les gens vivre. Prends l'exemple de la musique californienne, tu sens tout de suite le côté "cool" de cette région. La musique française, c'est bien structuré, mis en place, toujours très poli, même quand tu fais du hard-rock ! Parce qu'en France, on est toujours très poli… "

- "Bon, eh bien au revoir, Monsieur William Sheller, et à bientôt".