Juke Box N°4
juillet-août 1978

William Sheller : «Il est plus difficile d'être un musicien
accessible qu'un génie incompris !»

(par Pierre Honin)

 


Le ciel ne recélait aucune promesse de pluie et le soleil coulait sans bruit sur la verdure de Montfort L’Amaury. Dans un style rétro, une silhouette blanche, les deux mains dans les poches s’approche de moi. Un sourire, une gentillesse spontanée et inépuisable m’invitent à suivre ce surprenant personnage aux cheveux courts qui a le style de teenager américain des années 50. Et je me trouve assis face à William Sheller.
William Sheller fait partie au même titre que Patrick Juvet, Christophe, Yves Simon, Lydia Verkine de cette nouvelle vague d’artistes tant attendue et arrivée depuis quatre ans environ. Cette mutation globale au niveau de la qualité de la chanson française a évolué selon son cours et comme ces artistes l’espéraient. Un autre point très important, c’est l’encouragement des gens du métier : animateurs, programmateurs qui soutiennent ces artistes. Une station de radio comme Europe1, par exemple, a radicalement changé sa programmation musicale, de ce fait le public découvre autre chose que ce qu’il a l’habitude d’entendre continuellement sur les ondes.
Selon William Sheller, la force des nouveaux artistes est dûe à leur qualité d’auteur-compositeur, fait rarissime auparavant.
L’époque où tout le monde copiait tout le monde est révolue, il reste des influences fondamentales mais avec une composition originale. Pour William Sheller, ces influences répondent aux noms d’artistes tels que les Beatles : «Auparavant le rock et la popmusic attiraient très peu mon attention, mais quand j’ai écouté le L.P. Help, ce fut pour moi une révélation. Effets immédiats : une rupture avec mes études classiques. De ce fait, je me suis mis à étudier ce nouveau phénomène musical qui m’intriguait et me passionnait».
Ses dernières influences : Supertramp, Steve Miller band, Randy Newman. «De belles productions, un travail propre et moi j’aime le travail soigné », me précise-t-il.
Comme le père de William était musicien et qu’il a commencé par apprendre la musique classique, c’est dire si Mr Sheller a une conscience du travail professionnel et soigné. Ses précédentes productions ne nous l’ont-elle pas démontré ?
William Sheller s’est révélé être un auteur-compositeur-orchestrateur exceptionnel, un des plus doués de sa génération. Un artiste qu’on ne peut classer, enfermer dans un style limité. Dans la galaxie du monde de la variété française, toutes les étoiles ne traversent pas le ciel à la même allure.
Sheller est beaucoup plus qu’une étoile filante. Il a l’éclat de la confirmation indiscutable.

- Juke Box : «Le dernier album de William Sheller, Symphoman, date du mois de mai 77. Cela fait maintenant six mois que ton nom a déserté les hit-parades, qu'il est oublié d'une grande partie du public...»
- William : «… D'accord, mais la chanson n'est pas mon seul intérêt musical. J’ai écrit des ballets pour une revue qui s'appelle ''Le Paradis Latin''. Je pourrais très bien déserter la chanson pendant deux ans pour me consacrer totalement à l'écriture des revues. Pour moi, le fait d'apparaître comme chanteur à la télévision avec une jolie chemise est nettement moins important qu'une activité de musicien. Si demain me prenait l'envie d'enregistrer un album de ''Valses Viennoises'', je ne vois pas pourquoi je m'en priverais et cet album serait signé William Sheller et non Tartampion !»

- «Ce nouveau 45 tours annonce la couleur de l'album... ? »
- «J’me gênerais pas pour dire que j’t'aime encore est une chanson car de temps à autre j'aime aussi écrire des chansons. Les petites filles modèles est l’illustration d'un tableau en vue de mon premier spectacle. Mon travail avec Jean-Marie Rivière, au ''Paradis Latin'' m'a vraiment fasciné. Je formule souvent le vœu de faire du théâtre, un mélange de musique de scène avec l'esprit du café théâtre. Mon spectacle, qui débutera vraisemblablement à l'automne à Paris sera une suite de tableaux dans l'esprit des revues du café théâtre avec des ballets, des sketches, de la comédie, des chansons, du mime, beaucoup d'humour où la décontraction serait de rigueur, des costumes et une musique spécialement conçue pour la scène et basée sur une partition continue, tout au long du spectacle. Je suis arrivé à un point où j’ai envie de faire en musique l'équivalent de l'hyperréalisme en peinture. Le côté visuel de mon spectacle sera suggéré par la musique de mon nouvel album.»

- «Cet album ira-t-il encore plus loin dans la recherche d'une musique nouvelle et populaire ?»
- «Surtout nouvelle et populaire parce que la nouveauté sans la popularité c'est de l'intellectualisme Con. Pour moi, la musique est l'art de décorer le silence des autres, mais il ne doit pas exister une seule manière de le faire. Peu importe que l'inspiration vienne du classique, du rock ou de la variété. Un compositeur vraiment contemporain doit tenir compte aussi bien de la musique ''de la rue'' que celle qui est dans les livres. Il doit s'intéresser à toutes les cultures, toutes les formes musicales, et surtout ne pas se couper du monde, des gens, de la vie. Certains veulent voir dans cette démarche la facilité. Quelle erreur ! En gardant bien entendu, toujours comme souci principal la qualité, il est plus difficile d'être un musicien accessible, qu’un génie incompris ! Je crois également qu'il faut le plus souvent possible injecter une bonne dose d'humour à la musique. C'est parfois ce qui manque le plus !»

- «L'album Symphoman était pour toi une nouvelle étape, une nouvelle progression vers ton idéal : créer une musique rock symphonique populaire. Or à l'écoute de ta chanson Les petites filles modèles, j’ai remarqué que tu avais employé beaucoup moins d'instruments. Pourquoi ?»
- «C'est exact. J'aime le changement, la diversité tant dans mes compositions et dans mes textes que dans la façon de m'habilIer et de vivre. Je surprends à chacune de mes apparitions à la télévision. Bousculant ainsi quelque peu les lois du show business, l'image que je me crée aux yeux du public, est celle de quelqu'un qui ne fait jamais la même chose et qui étonne toujours. Mais, personne ne s'y perd car si je n'aime guère l'uniformité, j’ai le goût de l'unité et à partir d'éléments disparates, j'ai imposé un ''Style Sheller''. Avec Symphoman je créais une nouvelle forme musicale en amalgamant pop et classique. Après je me suis rendu compte qu'un seul instrument faisant certains ''intervalles'' arrivait davantage à remplir que deux instruments.» 

- «A l'heure actuelle, le style de la chanson française te paraît-il toujours plus désarmé que celui de la chance anglo-saxonne ? »
- «Il me paraît très honnête parce que c'est de la chanson française et non de la chanson anglo-saxonne. La musique française m'intéresse beaucoup. Pour moi, le temps est proche où la vieille Europe, un peu à la traîne depuis quelques temps, reprendra, enfin débarrassée de ses complexes, sa vraie place à l'avant-garde du progrès musical et artistique. Le progrès de la musique future ne partira plus des States.
Toutes les personnes qui collaborent à l'enregistrement de mon album sont françaises. C'est la volonté de Sheller ! Bien que d'origine américaine, je me considère comme étant de culture française et européenne. A ce titre, j'entends travailler avec des techniques et des musiciens français. Ils ont pour la plupart autant de talent que les Anglais ou les Américains. Il suffit de leur laisser la chance de le prouver. Finalement, je trouve que partir enregistrer aux Etats-unis est une solution de facilité.  En ce moment, à Londres, les filles ont arrêté de se faire peindre le visage pour adopter le style de Paris. Ce qui se passe chez eux, les enquiquine. Elles commencent à s'intéresser aux événements, aux modes extérieures à leur pays.»

- «... Et les Etats-Unis...»
- «C'est un tout autre problème. Les States représentent le surpassement. Le danseur doit lever la jambe le plus haut possible, le musicien doit réaliser les solos les plus rapides; l'artiste doit avoir le sourire le plus large. Tous ces faits caractérisent le show business américain. C'est peut-être aussi pour cela que les Américains atteignent un si haut degré de perfection. Mais il leur manque du sentiment et de l'émotion. Actuellement pour mon spectacle, je recherche des gens pour constituer une troupe mais je préfère choisir des gens qui ne savent pas lever la jambe très haut mais qui ont une personnalité plutôt que des gens qui copient John Travolta ou Liza Minnelli.»

- «De par son essence, ses particularités, la chanson française, en tenant compte du renouveau artistique, peut-elle se permettre de faire une remise en question, une révolution culturelle, artistique ?»
- «La révolution culturelle… c'est que tu aies justement une culture et la culture nous ennuie. La culture, c'est croire que Mozart faisait plus que de la chanson. C'est faux. Par exemple, Plastic Bertrand, c'est un coup de pied dans le Cul de la Culture. Qu'est-ce qu'on s'en fout de la culture alors que sur terre, nous sommes des millions d'êtres humains et que tout risque de sauter d'un moment à l'autre. La culture ne signifie plus rien.  La culture du monde commence à peine à être balbutiée. La culture humaine commence seulement maintenant avec la communication entre les hommes. Ce n'est guère la culture occidentale ou orientale qui changera quelque chose. Ce sont des hiérarchies. Nous ne pouvons plus vivre avec cela. Commencer à dire qu'il faut créer de la musique en se basant sur la culture rock and roll, cela ne signifie plus rien de nos jours. ''Une révolution culturelle'' : ce serait ramener les choses à des notions plus humaines, de les modeler entre nous. Là existerait le moyen de révolutionner quelques mouvements.»

- «La culture française est-elle à la remorque de la culture anglo-saxonne ?»
- «La culture française a été à la remorque de la culture anglo-sxonne tant qu'elle a voulu croire que sa culture pouvait être semblable à celle des Etats-Unis. Seulement aujourd'hui, c'est très chouette de constater qu'en France, existent des artistes qui expriment des faits relatifs à leur pays. En France, certains paysages nous sensibilisent et non outre-Atlantique.
La culture française est très riche. Gide, Proust, Cocteau, les Américains ne les ont pas, eux. En France, les années 70 représentent un point de départ d'un basculement artistique. Actuellement, nous commençons à regarder les événements du passé en s'en moquant mais tout en se disant qu'il existait des faits intéressants que nous aurions pu garder. De ce fait nous reprenons des modes anciennes. Aujourd'hui, dans la musique, nous retrouvons un certain confort, des instruments que nous avions quelque peu délaissé comme le sax par exemple. Ce n'est plus tellement l'avant-garde qui est intéressante mais le plaisir que nous avons à écouter une composition. L'avant-garde nous a amenés au rétro.
Certains artistes désirent être à la pointe du progrès pour avoir l'air de précurseurs. Comparativement aux compositeurs de l'an 2000, c'est une identité artistique complètement débile. C'est la course à demain. Pour préciser davantage ma réponse, comme mon identité d’artiste est très française, dès lors pourquoi devrais-je partir enregistrer aux États-Unis ? Les musiciens américains ne comprendraient pas ma musique.
Le problème de Patrick Juvet est différent. Avec son dernier album I love America, Patrick Juvet fait de la musique qui correspond à un certain climat, celui de la musique des clubs. Et si tu désires une couleur américaine, un son New Yorkais, il est préférable que tu enregistres à New York. C'est ce que fait Patrick.»

 - «Alors, comment expliques-tu que les Bee-Gees ont enregistré  leur album Saturday Night fever en France, au château d'Hérouville ?»
- «C'est un problème financier, de taxes. Mais tout dépend de ton esthétique musicale et non pas des problèmes techniques. Cela dit, il existe en France une généralité qui n'est pas à la hauteur non plus. Certains artistes en studio ne connaissent pas ni les musiciens qui jouent avec eux ni l'arrangeur. De toute manière, moi je n'aime pas les arrangeurs.»

- «Pourquoi ?»
- «C'est la trahison sûre. Je ne confierais jamais les arrangements de mes chansons à quelqu'un d'autre, comme je n'arrangerais jamais les chansons d'un autre artiste excepté pour des personnes que je connais très bien, des amis comme Alain Suzan par exemple.
Non pas que je veuille les garder uniquement pour moi mais plutôt par crainte de foutre en l'air la composition de l'artiste. Le boulot d'arrangeur est une tâche ingrate.»

- «Quelle est la différence entre un arrangeur et un orchestrateur ?»
-  «Quand je dis arrangement, le mot est faux en fait, c'est l'orchestration. Si on te donne une mélodie sur une bande magnétique et qu'on te demande de rectifier quelques accords, ce travail représente l'arrangement. En fait, c'est du replâtrage. Quand on te donne les chansons terminées pour préciser une certaine couleur, un certain son, on les orchestre. Un artiste comme Michel Jonasz, on l'orchestre. Moi j’ai orchestré Barbara. C'est un boulot qui me plaît.»

- «Dans les pays anglo-saxons, le rock s’est révélé être une remise en question des valeurs traditionnelles et le rock a opéré des changements d’abord en tant que musique, et à cette musique on liait une certaine contestation vestimentaire. En France, le phénomène a-t-il été semblable ?»
- «Le rock à la Elvis est terminé comme expression contemporaine. Que ce soit un côté nostalgia ou un côté esthétique sophistiqué. C'est toute une culture qui est montée des années 50 à nos jours et maintenant on opère un ramassis. On contemple le passé car les gens aujourd'hui âgés de 30 ans ne supportent guère leur âge, d'avoir vécu les heures de gloire du rock & roll. Ils pensaient toujours rester âgés de 16 ans. Et finalement, on se rend compte de la réalité.»

- «Et le mouvement Punk, leur idéologie-philosophie ''No future''.. »
- «Le phénomène n'est pas du tout semblable. On tire la langue et on fait un pied de nez ! Comme il n'existe plus rien, tout le monde s'est mis à croire en des faits qui ont vieilli. Prends le phénomène du ''Swing'', ensuite est arrivé le ''cha-cha''.  Finalement, c'est une période très merdique, les années 50. Les gens âgés de vingt ans en 50 n'avaient absolument rien à voir avec les gens âgés de vingt ans en 40 ou en 60. Et actuellement, les gens refusent de revivre ce malaise. Dès lors ils cherchent une expression qui soit aussi forte que celle que nous avons connue et aujourd'hui cette forme expressive c'est gueuler, cracher partout et devenir schizo.»

- «Pourrais-tu récuser ton orientation musicale ?»
- «En fait, je fais ce que je considère comme de la vulgarisation permettant au public de se rapprocher de la bonne musique. Le marché est tellement bloqué que nous sommes obligés de passer par ce qui existait déjà et petit à petit, amener les gens à écouter autre chose. En France, nous, artistes de la ''Rock generation'' nous sommes des pionniers car nous essuyons les plâtres pour ceux qui nous suivront.»

- «Peux-tu expliquer aux lecteurs de ''Juke Box'' ce que tu entends par ''Rock generation''?»
- «''La Rock generation'' c'est après la ''Beat generation''. Après le jazz est née une petite musique noire qui a donné naissance au rock & roll et du rock est montée toute la musique actuelle. Le rock permet de s'exprimer, ce qui est très intéressant mais je ne nie pas non plus que des groupes comme les Rolling Stones ou les Beatles, qu'un artiste comme Hallyday doivent beaucoup au rock. Le rock a été leur raison de vivre, pas pour moi. »

- «Alors, à ce moment, ne cours-tu pas le risque que l’on te reproche de piquer quelque chose que tu ne ressens pas depuis ton enfance ? »
- «Non, je ne pense pas. Il est vrai qu’à l’origine, le rock venait des bas-fonds. Je pense aux Beatles qui habitaient les bas quartiers de Liverpool mais maintenant ce n'est plus le cas. Il y a dix ans, Hallyday arrivait sur scène en blouson de cuir et pendant son tour de chant se roulait par terre. Je ne me vois pas du tout dans cette image. Je ne suis pas un vrai rocker. Le vieux rock à la Elvis me fait le même effet que Count Basie. Le rock à la source est très pauvre musicalement, maintenant ce n'est plus vrai. »

- «Une dernière question : l’avenir de la musique, comment le vois-tu ?»
- « Il viendra d’Europe. C'est ce que vivront les gens quotidiennement. Ce qui importe, c'est le présent. L'homme fera ceci, découvrira cela, on ne peut prédire le futur ! Depuis deux-trois générations les hommes ont été élevés avec un complexe. Ils sont moins intelligents que les gens de l’an 2000. Mais on s’en fout. Aux siècles passés, à l’époque du romantisme par exemple, les gens étaient aussi déglingués que les rockers. Seulement, ils se disaient : "Nous sommes à la pointe de notre génie".»