La Libre Belgique
3 février 1983
- Concerts piano-solo au Théâtre 140 de Bruxelles du 2 au 5 février 1983-

William Sheller au Théâtre 140 :
concert en noires et blanches

(par Jean-Claude Matgen)

 


C'était un pari difficile à tenir,  mais William Sheller l’a gagné. Alors que les artistes ne laissent plus rien au hasard lorsqu’ils se produisent sur scène, s’entourant d’un nombre de musiciens toujours croissant, soignent leurs orchestrations jusqu’à l’excès –car trop de rigueur nuit souvent à la spontanéité-, le chanteur français, visage de Tintin bondissant  dans un costume grenat de golfeur égaré dans un dancing rétro, a tenté une expérience dangereuse : chanter avec comme seuls compagnons sa voix et un piano.
On aurait pu craindre que ses compositions perdent dans l’aventure tout le brillant que les arrangements leur donnent, quand le saxophone ou les cordes s’en viennent donner de l’ampleur au mouvement.
Il n’en a rien été et dans leur version dépouillée, nue et simple, les chansons de Sheller sont apparues dans leur vraie profondeur sur le double plan des mots et de la musique.
Les textes courts de ce garçon, que tout prédestinait à l’art, sont tout sauf anodins; en phrases tranchantes, comme empruntées au roman américain, il brosse des tableaux, souvent intimistes qui sont ceux du monde et des hommes. Détresse, espoirs déçus, illusions, tout se mêle en des pièces ramassées, raccourcis troublants, tranches d’existence faite de haine et de tendresse.
Sans la musique, toute cette atmosphère serait toutefois très vite altérée; mais Sheller est un sorcier du piano. Il possède la magie du clavier comme un héritage. Son jeu est subtil, d’une grande intransigeance mais d’une belle fantaisie également. De Bartok à Satie en passant par Gerswhin, Debussy ou Keith Jarrett, Sheller a réussi à intégrer toutes les influences. Sa science musicale est sans bornes. Et comme son humour est grand, lui aussi, le récital donné au 140 ne pouvait être qu’un moment précieux. Il le fut. Mais il fut aussi plus : la salle archibondée lui ménagea un triomphe.