Le Soir
12 février 1984

- interview avant une série de concerts avec quatuor à cordes en Belgique en février/mars 1984 -

William fait un coude, Sheller garde les tubes
(par Thierry Coljon)



Deux après Sheller et son orchestre de variétés, un an après William et son piano en solitaire, voici de retour un William Sheller, flanqué d’un quatuor à cordes, pour une semaine au 140 et une tournée en Belgique.
Véritable caméléon du show-biz, anguille insaisissable ondulant entre tous les genres -le jazz, le rock, la musique classique, la variété- qu’il assimile depuis plus de quinze ans, pour aujourd’hui développer un style incomparable…le sien.
A trente-sept ans, William a la maturité de l’artiste dans la force de la création. Tout a déjà été dit sur l’intelligence de sa carrière et sur son talent fou de chanteur à l’âme tendre et de compositeur accompli. Plutôt que de lui refiler une dose de ketchup dans son hamburger pour savoir s’il court toujours tout seul, son carnet à spirales sous le bras, nous lui avons demandé de parler de ce qu’il aimait : son nouveau spectacle, la musique d’aujourd’hui, ses rapports avec le show-business… et la révolution musicale qui nous attend.

- « Pas d’album ni de 45 tours sortis, ces temps-ci. Ce spectacle qui va circuler durant trois semaines dans tout le pays n’a donc pas une fonction classique de promotion ? »

- « Non, c’est une conception pour la scène uniquement. Ce n’est pas le vieux système du métier : promo, album, concert… C’est complètement différent. C’est de l’art pour de l’art, de la scène pour la scène. Maintenant j’ai digéré certains trucs et je veux défendre certaines choses. Je n’ai plus envie de faire une tournée en chantant des tubes avec des musiciens. J’aime me bagarrer avec les choses que j’aime bien. J’en ai marre de cette notion de variétés. Je veux dire, j’aime bien les chansons, ça fait partie de la musique d’aujourd’hui, mais je ne vois pas pourquoi il faut faire systématiquement de tubes, des rengaines, des machins comme ça. Faire un album, l’enregistrer, prendre trois mois de promo, suivis de trois mois de tournée, puis trois mois pour faire quoi ? Prendre une douche et puis trois mois pour recommencer un album… C’est une vie d’imbécile, ça ! »

- « Que sera alors ce spectacle ? »
- «  J’ai écrit des morceaux qui ne se trouveront pas sur un album. Il y aura des chansons avec le quatuor à cordes (deux violons, un alto et un violoncelle) sans piano, des chansons avec un texte, piano et quatuor, des morceaux où je laisse le quatuor jouer tout seul…C’est passer une soirée, ce n’est pas faire un show, il n’y aura pas de gogo-girls, pas de laser, pas de gadgets… juste un décor néo-classique en trompe-l’œil avec des colonnes gréco-romaines peintes sur la toile. Ce sera une vision contemporaine du classicisme qui tient de l’opéra et du guignol. Ce qui m’intéresse surtout, c’est le travail sur l’émotionnel. »

- « D’où le choix de la musique classique ? »
- « Non, ce sera post-moderne. Il n’y a pas besoin d’être moderne, d’être à la mode, il suffit simplement de faire des choses sympas pour les gens qui ont envie d’écouter. Avoir des rythmiques, des guitares, et tout ça c’est un peu une concession à la mode et au système, encore une fois. Parce qaue le studio avec vingt-quatre pistes, un synthétiseur et les basses et toutes les notes qui sont décortiquées, c’est devenu vraiment un produit commercial. C’est super quand il s’agit de musique fonctionnelle comme le disco, mais quand il s’agit d’une musique de langage, qu’on écoute, il faut que ce soit le plus naturel possible, le plus humain. Pour les maisons de disques, synthétiseur = moins cher. Au lieu d’investir dans la création, on réduit les budgets dans le conventionnel. Bientôt on finira avec un pipeau, c’est dramatique.
Avec un synthétiseur, on ne peut pas arriver à de l’émotionnel. Il faut travailler chaque note. Un quatuor, c’est quatre types avec un archet mais il n’y a jamais le même coup d’archet sur une note, c’est tout un langage. »

Entre deux chaises

- « Ça ressemble à un remise en question après le Sheller-variétés de 1975 à 1982 ? »
- « De toute façon, je me suis aperçu que j’étais dans un cul-de-sac. Les gens qui me suivent attendaient autre chose de moi que le fait de faire un tube. Il faut passer par cette phase pour apprendre le boulot, les médias, etc… A un certain moment il faut mettre la clé sous la porte et décider de faire autre chose, ce qui est dangereux à tout point de vue, mais c’est excitant. C’est autre chose que de passer sa vie à chanter la copie de la chanson qu’on a écrite l’année d’avant.
Il y a des vieilles gloires du music-hall qui actuellement nous resservent la même galette, mais il n’y a plus rien, ce n’est plus productif. Le père Stravinski, à quatre-vingt-cinq ans, il écrivait encore des trucs, et c’était intéressant. »

- « Qui forme ce quatuor à cordes ? »
- « Ce ne sont pas des professionnels, mais des amateurs de très bon niveau qui font autre chose à côté. Certains ont travaillé avec Julverne, d’autres avec Rum. »

- « Tu commences toujours par la Belgique. C’est un bon test pour un spectacle ? »
- « Le public écoute ici. Il est curieux, il se déplace et ne se laisse pas avoir par l’esbrouffe. A Paris, c’est du vent, il faut d’abord avoir trois attachés de presse pour y monter un spectacle. »

- « Tu vis à Bruxelles pour le moment ? »
- « J’ai préparé le spectacle ici. J’aime bien car ça me décompresse. Comme la ville est plus petite qu’à Paris, il y a un échange d’esprits et de pensées de graphistes, d’écrivains, de musiciens, ce qui donne un climat créatif. Je compte m’établir à Bruxelles. »

La fin d’une société

- « Cette voie ne répond pas aux critères exigés par le marché du disque et le métier. Pas un peu peur de se retrouver tout seul ? »
- « Je crois que tout le métier est en train de mourir. Le système "promo+disque+concert" est fini. On ne vend plus de disques parce les gens en ont marre d’entendre les mêmes choses, trop conventionnelles. S’il n’y a pas un mouvement pour changer ce métier, ils ne vont plus vendre un disque. Il y en a qui commencent à réaliser des créations sur scène beaucoup plus intéressantes que le disque. Parce que sortir un album à grands frais pour qu’il n’y ait qu’un seul titre intéressant dessus, c’est vraiment le commerce le plus bas. Un album, ça doit être trente minutes de choses qu’on aime d’un bout à l’autre. »

- « Est-ce qu’on assiste à la fin de quelque chose ? »
- « Oui, et c’est bien car c’est la fin d’une mentalité, d’une société. On assiste effectivement à la mort de tout un monde. La musique est un art qui a toujours annoncé de bouleversements sociaux, littéraires ou politiques. Ces grandes cassures sont précédées par des phénomènes musicaux. Une quarantaine d’années avant la Révolution française, par exemple, on est passé de l’esprit de Bach à celui de Mozart qui était une autre conception de la musique. Même chose avec la musique romantique qui a annoncé les révolutions de 1830-1840. Comme le jazz a précédé la guerre ou le rock, mai 68. »

- « Et maintenant, que précède-t-on ? »
- « Ah ça, j’en sais rien, mais ça va être sanglant pour certains. Moi je suis optimiste, ce qui nous attend est très excitant. Il était temps que ça bouge. Ça fait longtemps qu’on disait : ça va bouger, ça va bouger. On essaye de rattaper la situation par tous les bouts mais elle est irréversible. C’est ça qui est superbe. »

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Du 15 au 18 février au Théâtre 140.  Le 21 à Tournai, le 22 à Sambreville, le 23 à La Louvière, le 24 à Charleroi, le 25 à Arlon, le 29 à Braine-L’Alleud, le 1er mars à Anvers, le 2 à Huy, le 3 à Seraing, le 7 à Ottignies et le 8 à Seraing.