Guitare et claviers N°73
avril 1987

L'univers de Sheller, raconté par William
(par Yves Bigot)



Il doit y avoir dix ans, Philippe Bouvard l’avait invité à son « Rendez-vous chez Maxim’s » télévisuel… en guise de clown. A l’époque, son « Donnez-moi s.v.p du hamburger et du ketchup » résonnait en avance sur son temps, un temps où le franglais mettait soi-disant en péril notre belle langue. Quelques mois plus tard, c’est lui, Sheller, qui avait raison de ressusciter malicieusement un rock pur mais actuel, avec les mots et les notes qu’il fallait. Jamais star, mais toujours présent, William ponctuait les hits de son tube annuel et satisfaisait les « cultivés » en se montrant capable d’écrire également des pièces sérieuses. Une sorte de routine brillante dont il vient de sortir avec un album foudroyant, Univers, auquel le public et média en chœur, ont réservé le meilleur accueil. Le Sheller cru 87 mélange le bordeaux traditionnel et le vin californien. Un vrai nectar !

- Yves Bigot : « Je suppose que tu dois être assez content de l’accueil réservé à ton dernier album, Univers ».
- William Sheller : « Ah oui, à peine sorti, l’accueil a été unanime. J’ai l’impression qu’il passe bien, qu’il est connu au-delà des gens du métier. »

-  « Pendant l’enregistrement, ou juste après l’avoir terminé, avant que les gens ne l’entendent, n’avais-tu pas l’impression d’avoir atteint une certaine plénitude ? »
- « J’avais le sentiment d’avoir enfin réalisé la jonction dont je rêvais entre la variété, le rock et la musique… Pas classique, le mot m’ennuie… Disons plutôt musique d’instruments, parce que si j’avais mis des synthés au lieu de vraies cordes, on n’aurait pas parlé de classique. J’ai essayé de trouver une synthèse entre les rythmes du rock et les images mentales favorisées par le  "classique". Dans Univers, j’y suis parvenu. Au reste, j’avais également conscience de faire, avec cet album, quelque chose qui sorte du cadre de la chanson. C’était volontaire, dans la mesure où je suis un ardent défenseur du disque compact. Je sais bien que tout le monde n’est pas encore équipé; néanmoins, je pense qu’il faut écrire en fonction de ce nouveau support. Le disque compact implique une écoute nouvelle et, pas conséquent, une écriture nouvelle. Il faut aussi prendre en compte le clip. Aujourd’hui, quand on écrit une chanson, on ne peut s’empêcher de voir des images, ce qui était impensable il y a cinq ou dix ans. Univers s’appuie sur ces deux paramètres. »

- « Crois-tu que, depuis tes débuts, le public attendait cette conciliation entre tes deux talents : écrire des chansons que tu interprètes et composer-arranger une musique dite "sérieuse" ? »

- « Sérieuse ? Tout au moins, je le promettais depuis des années, aussi suis-je content d’avoir enfin pu donner ce que je promettais. »

- « A-t-il fallu, pour y parvenir, que tu passes par une rupture, notamment en renonçant à faire LE tube qu’on attendait de toi à chaque nouvel album ? »

- « Certainement, il m’a fallu rompre avec le système. Je ne pense pas qu’il y ait de bons ou de mauvais systèmes. Il y en a simplement qui conviennent mieux à certaines personnes qu’à d’autres. Chercher chaque année le tube, l’ajouter à son répertoire, enregistrer avec les mêmes musiciens, courir les magazines et les télés, bref, faire la vedette laisse fort peu de temps pour écrire. J’ai donc décroché le téléphone, dit non aux interviews et aux télés et pris le chemin de la scène. C’est là qu’on rencontre le public et qu’on mesure ses erreurs. Sur scène, quand on se trompe, c’est immédiatement perceptible grâce aux réactions de la salle. La scène fait gagner un temps fou ! »

- « Univers représentait donc un quitte ou double. »

- « Oui, et c’est exactement ce qui m’a plu. L’intérêt pour un trapéziste, par exemple, c’est de savoir qu’il n’a pas de filet et qu’il risque de tomber. Sans danger, ce n’est pas drôle. »

- «  Comment as-tu conçu cet album qui frappe par son unité, sa cohérence, un peu à la manière de la musique classique ou de certains albums-concept rock ? »
- «  J’avais envie de raconter une histoire. Je suis arrivé avec mes brouillons et j’ai décidé de commencer par Darjeeling. La plupart des morceaux, bien que n’ayant pas encore de paroles, avaient déjà un titre. A partir de cette ouverture, j’ai structuré la suite en recherchant une unité. Il y a une chose à laquelle je n’ai pas pensé, mais on ne peut pas tout prévoir, c’est que sur le disque compact, il n’y a pas deux faces. Or, mentalement, j’ai construit Univers comme s’il y en avait deux. » 

- « Non seulement la musique -avec une pièce entièrement instrumentale- mais également les paroles apparaissent comme les plus travaillées et les plus achevées que tu aies faites. En es-tu conscient ? »
- «  A posteriori, je commence à me rendre compte que, là aussi, ça passe mieux. Mais je n’ai pas changé mon système, j’écris comme avant. Je n’ai pas écrit de meilleures paroles, simplement la musique me paraît plus imagée ; ce qui m’a amené à faire des textes plus évocateurs. J’ai commencé par écrire, enregistrer et mixer les musiques. En quelque sorte, j’ai préparé neuf play-backs sur quoi j’ai écrit ce qui pourrait être l’histoire de cette musique. En fin de compte, c’est elle qui a fourni les images. »

- «  J’ai eu, à l’écoute de cet album, la sensation que les chansons, tout en étant parfaitement contemporaines et actuelles, étaient les héritières d’une tradition européenne, française surtout, qui remonte à très loin. »
- « Il ne s’agit pas d’utiliser uniquement le rock comme langage musical. Le rock est un véhicule moderne mais on peut très bien, à travers lui, exprimer des choses du passé. Le Nouveau Monde emprunte à Haendel, à Rameau, à l’esprit du XVIIIe siècle, or, pour raconter des évènements qui se sont passés il y a deux siècles, j’utilise un langage actuel. Inversement, L’Empire de Toholl est un clin d’œil à la science-fiction, à Star War. J’y vois l’embryon d’un opéra moderne…»

- « Penses-tu être l’héritier des compositeurs français dont on trouve des traces dans tes mélodies : Maurice Ravel, César Frank, Jacques Ibert ? »
- «  Nous le sommes tous. Les gens qui nous ont précédés, que nous avons appris à connaître avant de nous mettre à écrire notre propre musique, nous influencent forcément. »

- « Mais chez toi, cela devient particulièrement apparent. »
- « Parce que… de longues années passées au Conservatoire m’ont fait aimer Gabriel Fauré, Ravel, toute cette musique française, l’allemande aussi. J’aime mettre ça en avant. Mais écoute certaines pièces de Gabriel Yared… Parfois, on dirait du Brahms ! C’est notre héritage et nous avons tout à fait le droit d’utiliser ce patrimoine culturel qui remonte à dix ans, cinquante ans, deux siècles…On possède de même un patrimoine audiovisuel immense si bien qu’on commence à penser notre époque comme une partie de cet héritage qui va servir pendant de nombreuses années. Maintenant, on ne fait plus de l’avant-garde. On ne pense qu’à jouer avec le passé et le présent. »

- « Une partie de la saveur de cet album vient aussi du fait qu’on retrouve des climats propres aux années 60 : on songe à Georges Martin, aux Beatles, à Procol Harum, à Elton John ; Y fais-tu consciemment référence, ou du moins, aimais-tu cette musique à l’époque ? »
- «  Je l’aimais en effet. Cet embryon de courant musical a été avorté par l’arrivée des synthétiseurs et du disco. J’ai eu envie de revenir à cette façon de traiter la musique, en utilisant les canaux par exemple, qui était celle des sixties. »

- « Comment naissent les chansons ? Au piano, tu entends déjà les arrangements, comme s’ils étaient écrits ? »
- «  Parfois, je trouve les mélodies au piano, mais l’essentiel du boulot c’est à la table de travail qu’il se passe. La mélodie, vient n’importe quand : dans un ascenseur ou alors que tu discutes avec quelqu’un. Soudain tu as une idée et tu as envie que la conversation se termine vite, pour aller écrire ta musique, de peur de l’oublier. »

- « D’où l’avantage des nappes en papier ? »
- «  Oui, mais il faudrait les fabriquer avec des portées, ça serait plus pratique. A une époque, je me promenais toujours avec un petit carnet de papier à musique que je m’étais confectionné. »

- « Lorsque ton disque était encore en gestation, on avait entendu dire que tu envisageais de le faire sous forme de collaborations diverses et nombreuses… »
- « Je l’avais envisagé, en effet. Mais nous avions tous des problèmes de planning… Je souhaitais que Indochine vienne chanter avec moi Encore une heure, encore une fois. Tout le monde était d’accord, mais ils étaient pris quand j’avais le studio et libres quand je ne l’avais plus. De même, Armande Altaï aurait dû interpréter le rôle de l’impératrice dans l’Empire de Toholl, mais elle partait en Hollande quand moi je pouvais réaliser ce titre. Enfin, cela posait des problèmes insolubles. Mais il y eut des hasards ! Bernard Lavilliers passant dans le studio, écoutant Guernesey et disant qu’il voulait en écrire les paroles, il a pris la cassette et, la nuit même, il dictait le texte sur mon répondeur téléphonique, c’était une surprise ! Quant à Raymond Lefèvre, il peut diriger aussi bien du Mozart qu’un big band de jazz. J’avais besoin de quelqu’un comme lui, qui se situe entre plusieurs courants musicaux. Il a accepté de faire la direction d’orchestre sur Univers, et je suis très content de cette collaboration. »  

- « Tu joues toujours au basket-ball ? »
- « Je n’ai jamais fait de basket-ball ! Ni aucun autre sport d’équipe, à l’exception du foot, mais juste un peu. Il paraît que je jouais bien. Ça me cassait les pieds. » 

- « Basket-ball est donc une licence poétique ? »
- « Complètement ! J’imagine un personnage étouffé par sa famille et qui trouve comme solution de jouer au basket et de faire du rock pour vivre autrement, pour respirer un peu. Mais c’est tout à fait inventé. »

- «  Je suppose que La légende de Toholl est également fictive ! »
- «  Totalement. Il y a des gens qui ont cherché dans le dictionnaire pour savoir où ça se trouvait. Notamment à la maison de disques, ils n’étaient pas sûrs de l’orthographe… Cette chanson est née de la rencontre avec des groupes de rock, avec le groupe Tolbiac plus précisément. J’aimais l’énergie qui se dégageait de leur jeu. J’ai pensé lui opposer des cuivres très suspendus, très tirés, pour voir ce que cela donnerait : le résultat était très spatial, ce qui m’a inspiré une histoire de planète, de chevalier conquérant. On s’est bien amusés à faire ça ! »

- « Le succès déjà remporté par cet album t’incite-t-il à imaginer la traduction que tu pourrais en faire sur scène ? »
- « L’Empire de Toholl mis à part (il faudrait des moyens énormes), les autres chansons sont parfaitement transposables sur scène. Je prépare un spectacle en ce moment que je vais créer à Bruxelles –ville fétiche pour moi-, au Cirque Royal, pendant trois jours, le 22 ou le 23 avril ; puis j’irai à Bourges. Paris, ce sera pour l’hiver prochain. Cela dépend de la salle. Quand on arrive à des gros effectifs de musiciens, qu’on a des décors, il faut préparer les tournées. On ne peut pas faire de concerts isolés. Néanmoins, j’aimerais, de temps en temps, faire quelques concerts seul au piano. Je n’ai jamais fait ça à Paris. Je voudrais faire l’expérience dans une petite salle, annoncer, du jour au lendemain, que pendant quatre jours je passe dans une salle, seul au piano. Ça peut être sympa. »

- « Il était question de gros effectif de musiciens pour ton spectacle… »
- «  Nous serons dix-sept : des corde, des bois, des cuivres, des percussions et un piano, bien sûr. »

- « Le répertoire du spectacle comprend-il des chansons anciennes et vas-tu les réarranger, pour qu’elle soient compatibles avec ce style ? »
- « Bien sûr, je chanterai de nouveaux titres puis d’autres, plus anciens, dont certains sont passés inaperçus sur les albums. Quand je les joue sur scène, les gens croient que ce sont de nouvelles chansons. Cela me permets tous les ans de proposer un spectacle totalement différent, de revenir deux fois dans une ville sans qu’on se dise : "Ah mais, je l’ai déjà vu". Il est indispensable d’apporter à chaque passage sur scène quelque chose de nouveau, plutôt que de revenir tous les ans avec la même équipe, les mêmes lumières, plus un tube. Sinon, où est la passion ? »

- « N’as-tu pas l’impression d’avoir fait une boucle complète, de te retrouver comme au début des années 70, à l’époque de Lux aeterna, ou de la Mort d’Orion de Gérard Manset ? »    

- « On s’aperçoit actuellement que les années 60 ont brûlé très vite. On revient donc à des choses qui ont avorté, pour des raisons de mode. D’où ce retour aux chansons des années 60, au look des années 65-66, au pop art et à tous ces traits qui n’ont pas abouti. On les continue, en les reprenant au stade où les avait laissés. C’est tout à fait normal qu’on ressuscite aussi les arrangements, avec des orchestres un peu plus importants. »

- « Sergeant Peppers avait-il été un aboutissement ? »
- «  Oui, cela fait partie des chefs-d’œuvre du 20e siècle, comme le Sacre du prinemps. Ce sont des points de repère dans l’histoire de la musique. Il faut bien se le mettre une fois pour toutes dans la tête. »

- « Les Beatles, en général, ont été une grosse influence pour toi ? »

- «  Pour tout le monde ! »

- « Et pour toi, en tant que musicien ? »
- « Bien sûr. C’est là que j’ai appris que la vraie musique se chantait dans la rue. La vraie musique représentative de notre époque, ce n’était pas de mettre des boulons dans les pianos pour faire avant-garde. C’était de donner le meilleur de ce qui se faisait dans la rue. Le plus bel hommage qu’on puisse faire à un compositeur, c’est de le chanter sous la douche. Au siècle dernier, les peintres en bâtiments chantaient Verdi. Qui va chanter Stockhausen en lavant ses chaussettes ? La culture pour moi, c’est autant Mozart, Shakespeare, que Tintin et Milou, les Beatles, Jimi Hendrix… »

- « A-t-il été facile pour toi, qui a commencé presque au moment du psychédélisme, avec My year is a day, ou Couleurs, ton premier 45 t, de revenir à une musique plus simple ? »
- «J’ai vécu avec mon temps. A un moment, je me suis détaché de tout ce mouvement baba-cool. D’ailleurs, je n’ai jamais tellement aimé les marginaux de la fin des années 60. Jouer du pipeau en élevant des chèvres, c’était une philosophie pour certains, mais ces soixante-huitards qui dénigraient tout, qui déglinguaient tout sans proposer de solution ça me navrait. Reinhardt, dont la toile la plus célèbre servit d’affiche à Amadeus, me disait que dans les écoles de peinture, on nous apprend Karl Marx et la fonction de peintre dans la société mais pas à tenir un pinceau pour peindre un transistor à la façon dont on l’aurait peint au XVIIIe siècle. Ça pourrait être drôle, intéressant.  Ça pourrait être un jeu culturel de notre époque. Malheureusement, toute une génération, la mienne, a fait énormément de mal à l’art en général. »

- « La musique classique aujourd’hui peut-elle continuer d’exister en tant que telle, ou faut-il la traiter à ta manière, comme un décorum de chansons actuelles ? »
- «  Elle existe en tant que telle. Le tout est de se mettre dans le contexte de l’époque. On ne va pas écouter Mozart dans une boîte de nuit. Il faut l’écouter en sachant comment il vivait. En cela, Amadeus, le film, a été très utile. Replacé dans son vrai contexte, Mozart, on l’a vu, ce n’est pas Louis XV, les boîtes à bonbons et les parquets cirés. C’est autre chose. C’est quelqu’un qui a vécu, qui en a bavé… et qui était à la mode. On s’aperçoit que les compositeurs, qui ont laissé leur nom dans l’histoire, étaient célèbres de leur vivant et faisaient des musiques à la mode. Il est dommage, dans la musique classique, qu’il faille se mettre une cravate pour aller écouter des airs destinés à l’origine à être joués pendant que les gens mangeaient. C’est comme si, dans cent ans, on se recueillait pour écouter de la musique qui sert à annoncer les quinzaines de la chaussette dans les Monoprix. Dans le classique aussi, il y a des choses moches. »

- « Comment t’y prends-tu pour composer un morceau comme Chamber music ? »
- « A l’origine, c’est un thème qu’on m’avait commandé pour un film sur l’enfance, qui ne s’est pas fait. J’avais le thème, j’ai eu envie de l’orchestrer. J’ai essayé d’y mettre des paroles mais ça ne collait pas. Or, j’aime bien les instrumentaux, je l’ai gardé tel quel. Mais j’ai écrit des livres de quatuor à cordes qui sont joués dans les écoles de musique. Les gens n’attendent qu’une chose, qu’on écrive de la musique pour eux. On prétend qu’aujourd’hui on ne peut plus rien inventer, que tout a été fait, alors que jamais on n’a eu la possibilité de créer autant. La musique et la chanson française se portent très bien. Il faut bien se dire que Brassens, Brel, sont des gens qu’on ne reverra plus. Tant mieux ! Cela prouve qu’ils ont eu un talent, qu’ils ont existé et qu’ils ont marqué leur temps et donné une certaine image de la France. Il y a eu les influences américaines, maintenant on en est à Rita Mitsouko, à mon sens, une des révélations artistiques les plus originales. La chanson française n’est pas un animal en voie de disparition. Il faut arrêter de dire ça, au risque de donner des complexes à tout le monde. Quand les chansons françaises sont bonnes, elles passent aussi bien que les chansons américaines. »

 - « Bien entendu ! Comme le disait Daniel Balavoine : "Quand la chanson est bonne, elle n’a pas besoin qu’on la défende, elle se défend très bien toute seule". »
- « Absolument ! Il y a certaines personnes qui traînent dans les couloirs des ministères qui feraient mieux d’être devant leur piano, devant leur papier, et d’écrire au lieu de se plaindre que leur rossignol ne passe pas sur les ondes. Il faut être de son temps, profondément, sans chercher à être à la mode.»