Le Matin de Paris N°3329
17 novembre 1987
-Spectacle au Grand Rex, 18 au 24 novembre 1987-

William Sheller, baroque and roll
(par Sylvie Coulomb)

 

Celui qui ne fait ni du classique ni de la variété s’installe demain au Rex pour quelques
concerts où le mauvais goût devient enfin un art.

Le moins zénitheux des artistes français en vogue s’amuse au Rex parmi les fleurs en plastique et la verdure concertante. William Sheller nouvelle manière fait dans le ludique débridé. Dix-sept musiciens sont complices de ces symphoniques calembredaines.
Voilà près de vingt ans que William Sheller assume le rôle unique de l’ami vaguement américain. Tout a commencé par une messe de mariage (Lux aeterna), amplifiée par un raz de marée de ketchup (« Donnez-moi Madame s’il vous plaît »). La dérive bien heureuse qui suivit vers des contrées plus symphoniques est le résultat d’un accident : on se retrouve un soir sans musicien, forcé d’assurer un concert au piano et le spectre de l’obligatoire électricité s’éloigne sans dommage au profit de la plus réussie des captations d’héritage classique. Les quatuors à cordes suivront de peu, et la Suite française, symphonie williamine créée à Montpellier jusqu’à la libération actuelle de l’album Univers, concentré de rêveries familières et d’humour néo-péplum.
« Mes amis peintres ont de la chance, on ne leur demande jamais s’ils font de la peinture classique ou de la variété ». Aujourd’hui débridé, convaincu que l’acharnement moderniste est déjà démodé, William Sheller, précédemment ordonné timonier discret des matinées classiques tendance Folie St-James, s’amuse. Ceci en compagnie d’une ribambelle de petites camarades déconcertants.

Colonnes psyché-doriques
Le théâtre de leurs rodomontades se décline comme suit, et enchantera le Rex : l’heure est à la verdure. Une moquette façon pelouse (allemande et ignifugée comme il se doit) recouvre sobrement le plateau. Les colonnes doriques du dernier Olympia sont éclaboussées d’une peinture relativement psychédélique. Ça et là, encore assez omniprésentes, les fleurs artificielles font rage. Le piano, aspergé de gouache lui aussi, trône devant une ville de bande-dessinée. Parfois William fredonne assis sur une poubelle des chansons d’amour et de peines. Le mauvais goût est parfait, délicatement appliqué.
Le responsable est Philippe Druillet, peintre mélomane partagé entre L’Or du Rhin de Richard et Lux Aeterna de Willy. L’Empire de Toholl, section néo-grandiose opératique du dernier album de Sheller est d’ailleurs un hommage du symphoman au peintre. Souvenez-vous. Sur les scènes auparavant investies par William, on égrenait en d’autres temps d’harmonieuses mélancolies, d’amoureuses déceptions ou de plaisantes dérisions. On persiste à la faire, la nouveauté est ce ludisme décomplexé qui a saisi le chef de la bande, soutenu par une cohorte de 17 musiciens.

Violon et Santiags
Jeunes, très jeunes, la nouvelle génération de classiques, fantaisistes à leurs heures.  Le premier violon en jeans et santiags dirige l’orchestre, il a vingt-et-un ans. Le quintette à vent, allongé sur l’herbe, s’étale en espadrilles. Signalons un petit barbichu plagiste, délicieux. Enjoué, Sheller nouvelle formule se grise d’instants complices. Et baguenaude constamment. L’orchestre vaque à ses affaires. « Ça ne vous dérange pas si nous prenons deux secondes pour retirer nos manteaux ? » Ce jardin chic et toc demande à chaque nouveau théâtre dix heures d’installation : Monsieur ne veut pas voir un fil de micro ! Qu’à cela ne tienne, d’indulgents préposés camouflent les technicités abhorrées sous la verdure salvatrice.
Avant le Rex de rentrée, la galaxie Sheller a promené ses pâturages en France, soit 35 personnes derrière un 25 tonnes et une cuisine à roulettes, dépliable. Il est clair que la vie de troupe sied à William, grand pourvoyeur de médicaments, comblé de nos jours par le nombre de ses victimes potentielles. Pharmacien amateur, le chef distribue réjoui aux classiques dans l’affliction force anti-inflammatoires de posologies variées, l’homéopathie est son Amérique, le roi des pilules n’est pas son cousin (contre l’angoisse, les trous de mémoire, la gueule de bois, le rhume, le mal de vivre etc…). On monte sur scène requinqué dans le Sheller tour, disposé à se vautrer dans le loufoque de saison. « Le loufoque, c’est sûrement la sublimation du baroque », certifie Will. C’est pour cela que j’aime Shakespeare. Dans le drame le plus sombre, on trouve toujours quelques farfelus qui racontent une autre histoire. » Le baroque : friandise élue du clip sauvage du Nouveau Monde.

Affront
« On m’a proposé quantité de simagrées vénitiennes dans le style "sous-meurtre dans un  jardin anglais". Et finalement, Scandelari a eu l’idée de cette horde. J’ai pris toute une bande des Halles. Des punkies qui m’aiment bien. Ils avaient dix ans quand j’ai sorti Rock’n’dollars, je fais partie de leur enfance. » 
C’est justement au sujet de ces hordes et de l’empire exalté de Toholl que les rumeurs se sont mises à fleurir sur la soi-disant sympathie pro-aryenne de Sheller, roi de Prusse. Des héros aux yeux clairs de sinistre mémoire se profilaient sournois. Quelques concierges journalistiques bien intentionnés soulignaient le trait. Les Williamophiles, accablés de doutes, s’interrogeaient d’importance. « J’ai eu vent de ces choses, je n’ai pas du tout l’intention de me justifier sur ces idées qu’on me prête et qui sont le contraire absolu de ce que je défends. La seule chose que je peux dire, c’est que dans toutes les histoires de science-fiction, les péplums, Star wars et ainsi de suite, il y a forcément des histoires d’empires guerriers. Disons que ce n’est pas parce que je me suis dégagé le front qu’il est devenu plus national… »
En tournée, Sheller a croisé Barbara sans jamais la rejoindre au hasard des itinéraires théâtraux. Les deux complices de longtemps (William signait les arrangements de La Louve et c’est Barbara qui le poussa sur scène), se sont promis des pensées de scène. Sheller dédie Les Orgueilleuses à la diva. « Je suis allée la voir au Châtelet. Ce n’est plus du domaine du raisonné. Elle pourrait marcher de long en large pendant une heure que les gens n’en seraient pas moins fous. Non mais, quand elle se roule sur le piano… Elle me dit souvent : "J’aurais aimé être pute". Je l’espère vraiment le soir de ma première, mais qu’un oiseau passe dehors et elle oubliera de sortir. Barbara me fait penser à ces chevaux qui s’ébattent dans l’herbe. »
Comme elle, après le spectacle, Sheller se cache. « Ils me font peur après. » Qu’en est-il des jeunes femmes que désormais le succès discographique devrait attirer dans sa loge ? « J’ai toujours les jeunes filles assez bon genre, peut-être aussi que j’ai celles de Richard Clayderman et les punks en prime. Je trouve que les jeunes sont bien en ce moment. Il faudrait que les adultes s’adaptent. Il est clair que les jeunes peintres par exemple s’en foutent de la place de l’artiste dans la société. Ce qu’ils veulent c’est peindre un transistor avec les lumières de Vermeer. »
Héraut discret d’une époque où on passe en douceur mais à grande vitesse d’une émotion joyeuse à un instant désespéré, William Sheller, échappé d’une cartoonerie nouvelle, échappe aux vogues en outrepassant les canons de la mode.

Bonheur et intelligence
De sa satisfaction musicienne naît le plaisir du spectateur. Bientôt Jean-Claude Casadesus et l’Orchestre de Lille enregistreront la Suite française, les Quatuors sortiront chez Phonogram en série classique et le printemps verra ce Tintin encore un peu raide mais heureux au milieu des 120 musiciens du Nippon Symphonique pour trois concerts à Tokyo.
Il est lointain le temps où les instances décisionnaires discographiques se faisaient de ce chanteur une idée de fantaisiste en gros pantalons blancs. Le temps où Madame Sheller mère, résidente française au Michigan, tournait le bouton d’une radio pour entendre son fils pinailler sur le gazoline de son shopper. Peut-être ce temps est-il lointain à cause du discours le plus intelligent du moment en matière de musique de scène : « Il faut se donner une réputation de scène totalement indépendante de l’industrie discographique. Le disque est un support de création, la scène en est un autre. La scène ne doit pas être le support de promotion du disque. »

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Le Grand Rex : 1, bvd Poissonnière, 2e. A partir du 18 novembre.