Télérama N°2083
16 au 23 décembre 1989

Gris-gris
Sheller ailleurs

(par Anne-Marie Paquotte)

 

Son dernier album s’appelle Ailleurs. Parce que Sheller n’arrive jamais où on l’attend. Comme ses musiques : pistes de nos rêves.

« Ça commence comme dans un grand parc au milieu du salon. Un jogger passe. Comme il a perdu la tête, on lui a mis un ballon ; C’est un ballon rond avec des tranches de couleur. Ensuite, on entend la lumière du jour qui grimpe aux arbres… »
A l’intérieur de la pochette, superbe, de son dernier album superbe, Ailleurs, William Sheller aiguille l’imagination de son auditeur, en lui dévoilant ce qui a aiguisé son inspiration. Le tempo d’un jogger; la cadence du soleil ; le gagaku, musique de la cour impériale japonaise… » Ou bien il lui glisse, en aval de ses morceaux instrumentaux, leur mode d’emploi : « Divertissement qui serait à jouer dans une barque par un après-midi d’été, en prenant garde à ce que la contrebasse ne fasse chavirer le tout. »
Le tout est un univers inédit. Univers, c’était le titre du précédent album de Sheller, encore un qui, pour reprendre l’expression de son auteur, aurait du se vendre comme des « cages à lion », et s’est retrouvé disque d’or. C’est ainsi avec des musiques composites, chansons ou quatuors, rocks ou pavanes, Sheller a rassemblé un public de plus en plus nombreux et rebelle aux frontières des genres. Qui voit dans sa musique, une musique de film imaginaire. « J’aime bien cette tentative de définition. C’est plus juste que : "tiens, voilà un roi du twist qui va faire du Bach !"  Allusion à la première partie de la carrière de Sheller, parsemée de quelques tubes de variétés comme Rock'n'dollars. Célébrité à laquelle ne le destinaient pas des études musicales très poussées… Sheller aime se surprendre.
Et ne cesse de nous surprendre. Par ces musiques amples, savantes et inconnues, pistes sonores de nos rêves. Par son écriture aussi, même si elle constitue pour lui l’étape la plus difficile de la création, qu’il aborde souvent au dernier moment, à l’entrée du studio. Si pour nous ses musiques font image, elles font alors mot pour lui : « Les trompettes du début de la chanson Excalibur m’ont donné l’idée d’un seigneur dont on attend le retour, au Moyen Age. J’ai une préférence  pour les textes comme celui-là, qui commence par quelque chose qui n’a rien à voir avec la suite. C’est un vieux procédé poétique, que les Beatles ont beaucoup utilisé. J’utilise toutes sortes de ficelles, parce que je ne saurais pas comment écrire tout seul. Je m’entoure de tous les gris-gris possibles et imaginables, comme ces blocs de papier où chaque feuille a une couleur différente. La chaleur ou la froideur de la couleur donne un regard différent. En fait, la musique est déjà un langage ; les mots doivent se faire oublier, se couler ; laisser monter les images. »
Cette réticence accouche de chansons climats, prenantes et sibyllines. « Je ne fais qu’insinuer… On dirait des conversations en cours. Coller l’oreille à ces trous de serrure, c’est excitant ! Chacun peut compléter avec ce qu’il aime, avec son univers. C’est pour ça que les clips sont gênants : ils mettent les points sur les I et les barres aux T. Mais on travaille avec ça, maintenant… »
La chanson Excalibur fera donc l’objet d’un clip mis en scène par le dessinateur de science-fiction Philippe Druillet, un vieux complice de Sheller. Les deux compères ont d’ailleurs en commun un projet grandiose : monter en Suisse, dans deux ans, un space opera inspiré de Macbeth et intitulé Lady M. Une série de représentations aura lieu sur un lac au-dessous de Cran-sur-Sierre et à l’occasion du « septentenaire » de la Suisse. Les télévisions francophones feront de l’entreprise un film de quatre-vingt-dix minutes. Diane Dufresne sera Lady M, Jean Guidoni, Macbeth. Druillet créera décors, costumes et mise en scène, et Sheller présidera à la partition. Ebouriffante aventure qui le réjouit d’autant plus que le compositeur Sheller en a un peu marre du chanteur William. « Ma voix est limitée, je ne peux pas suivre ma musique. J’ai envie d’écrire pour d’autres : Guidoni bien sûr, Dufresne à cause de son univers onirique et parce que c’est une actrice, Barbara… Mais j’ai peur de "faire du Barbara". Difficile de rester soi-même, en face de personnalités aussi fortes que la duchesse ! »
Sheller à suivre, de voix en partitas, d’octuors en opéras… Ailleurs, toujours.

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* Album Ailleurs (Philips).
* A lire : William Sheller par Marie-Ange Guillaume, drôle et brillant petit portrait d’un « ornithorynque de la chanson » (Poésie et chansons/Seghers)