Il
a mélangé rock et dollars, puis réinvesti une part de son
talent dans les accents classiques. Après avoir arrangé les partitions
de Barbara et d'Higelin, son Ailleurs le voit s'immerger dans l'orchestre
symphonique de Toulouse. Réflexions sur un parcours à spirales.
Pour une histoire de ketchup un peu farfelue, on l'a longtemps
catalogué hit-parade, avec toutes les connotations du genre. A peine réussit-il
à imposer un autre son, une autre image, qu'on le croit abonné définitivement
à la formule quatuor, alors qu'il lui faut désormais un orchestre
symphonique au complet pour respirer pleinement. Jugements trop hâtifs ou
malentendus
mais l'homme lui-même semble tout aussi hors normes que
l'artiste. Jusqu'à ses origines qui, pour beaucoup, semblent floues : est-il
américain ou français ? Le plus simple était encore de lui
poser la question :
- "Je suis né à Paris en 1946, et
j'ai la nationalité française depuis ma majorité, car mon
père étant américain, le choix s'est effectivement posé".
-
"Un père contrebassiste de jazz
"
- "
Il l'est toujours, mais pas professionnel".
-
"Et à l'époque, il l'était ?"
- "Vaguement,
oui. Il jouait dans des clubs avec des copains comme Kenny Clark qui étaient,
pour lui, des amis d'enfance".
- "La
vôtre baigne dans la musique. D'autant que votre grand-père travaillait
à l'Opéra
"
- "Oui. Au départ
il était compagnon charpentier dans la Navale, et comme on ne faisait plus
beaucoup de bateaux en bois, il s'est reconverti dans la fabrication de décors.
C'est d'aller le voir qui m'a donné l'envie du spectacle et l'envie de
faire de la musique. Mais j'ai l'impression de ne m'être jamais réellement
posé la question; d'autant que j'avais commencé assez tôt
l'étude du piano et du solfège. Ce dernier étant digéré,
il a fallu prendre une décision au sujet de mes études. J'avais
un vieux professeur, un ancien élève de Gabriel Fauré qui
s'appelait Yves Margat, qui a réussi à convaincre ma famille que
je pouvais faire de la musique mon métier, mais qu'il fallait lâcher
les études pour travailler sérieusement. J'ai donc quitté
l'école en troisième".
- "Pour
entrer au Conservatoire ?"
- "Oh, avant d'entrer il fallait
bien faire deux ans d'harmonie et se préparer au concours d'admission.
Ensuite j'ai étudié la fugue, l'harmonie et le contrepoint. Le contrepoint
presqu'en même temps que l'harmonie, pour éviter tout de suite de
ne penser qu'à la verticale, car la musique qui respire le mieux est à
l'horizontale, c'est-à-dire en contrepoint".
-"Vous
pouvez préciser ce que vous entendez par horizontal et vertical ?"
- "L'harmonie, c'est la structure verticale; c'est-à-dire
l'accord qui supporte la mélodie comme une espèce de pilier. Alors
que le contrepoint est une superposition de mélodies, de deux lignes qui
s'écrivent horizontalement. Quand on pense d'abord en termes de contrepoint,
l'accord devient la résultante d'une rencontre de notes : c'est un fantôme.
Tandis que si l'on pense d'abord harmonie, le fantôme devient une réalité
qui rigidifie tout
Ça n'est pas du tout le même fonctionnement
et l'écriture horizontale donne beaucoup plus de liberté. Cela permet
plus de dissonances; parce que l'oreille entend plusieurs mélodies les
unes au-dessus des autres et qu'elle les accepte comme telles. En jazz, par exemple,
il y a des notes complètement étrangères à l'harmonie;
mais elles passent facilement dans le flot de la mélodie".
-
"Dans votre parcours classique, il est même question du prix de Rome
à un certain moment
"
- "Oui, mon maître
voulait me présenter au Prix de Rome, mais à cette époque-là,
j'étais complètement écuré par les dogmes de
la musique contemporaine. J'avais l'impression que cela ne menait nulle part;
par contre, j'entendais tout ce qui commençait à poindre dans le
rock et j'avais le sentiment que ça représentait la vraie musique
d'aujourd'hui. Je n'avais pas envie d'être un compositeur cherchant à
atteindre les sommets en perdant complètement contact avec le monde; Si
bien que j'ai dis à mon vieux prof que ça ne m'intéressait
pas, que je voulais faire autre chose et prendre de la distance".
-
"Vous aviez quel âge, à ce moment-là ?"
-
"J'avais vingt ans : c'était en 1966 et j'ai commencé avec
un groupe qui arrivait de Nice et s'appelait les Worst".
-
"Les "Pires" !"
- "Oui, oui. C'était
un nom bien choisi. C'était vraiment le groupe de galère, avec la
vieille Dauphine jaune, la galerie et le matos sur la galerie. Il fallait faire
démarrer la voiture, mettre le matos sur la galerie et se dépêcher
de partir; parce que, si elle calait, il n'y avait plus qu'à tout redécharger
pour la pousser.
Ensuite, j'ai monté un éphémère
duo, style Sonny and Cher, avec une copine, jusqu'à ce que je rencontre
les Irrésistibles qui m'ont pris My year is a day dont ils
ont fait un tube, fin 67. Dans la foulée, CBS m'a proposé de faire
un 45 tours, ce qui a donné une chanson, Couleurs, sur un texte
de Gérard Manset. C'est même lui qui en avait réalisé
les orchestrations, parce que CBS ignorait que j'en fusse capable. Puis j'ai écrit
la musique du film Erotissimo, dont j'ai préparé moi-même
les orchestrations. A partir de ce moment-là, j'ai commencé à
travailler seul, et, en 1969, j'ai écrit une messe rock : Lux Aeterna.
Un truc qui a un peu vieilli aujourd'hui, parce que les synthétiseurs de
l'époque n'arrivaient pas à imiter les instruments; c'étaient
plutôt des bruits que des sons que l'on peut reconnaître. Mais enfin
l'idée était de mélanger des parties symphoniques et des
churs avec des musiciens rock
"
-
"C'est cette messe qui arrive un jour aux oreilles de Barbara
"
- "Oui, elle préparait son disque La Louve,
et elle m'a proposé d'en faire les orchestrations. Comme le travail devait
durer plusieurs mois, je suis allé habiter chez elle pour être plus
disponible. Parce qu'il n'y a pas d'heures pour travailler avec Barbara. Et c'est
elle qui m'a dit : "Tu devrais chanter !" Le succès de La louve m'ayant ouvert pas mal de portes chez Philips, je leur ai présenté
une maquette de quatre titres qu'ils ont acceptée".
-
"Tout de suite, on vous trouve aux bonnes places des charts; mais votre carrière
d'alors n'a en rien l'exigence qu'on vous connaît aujourd'hui".
-
"C'est vrai que mes premières chansons étaient ciblées
hit-parade, mais j'avais quand même mis de tout dans ce premier album. Il
y avait déjà des titres avec des cordes, car je ne voulais pas me
limiter à un seul truc et je pensais qu'on pouvait très bien passer
d'un genre fantaisiste, comme le ketchup, à quelque chose de plus mélancolique".
- "Aujourd'hui, on a l'impression que pour
vous la prestation scénique a pris plus d'importance que le disque. Comment
en êtes-vous arrivé là ?"
-"J'étais
parti dans le train d'enfer du show-biz qui consiste à faire un album par
an. On enregistre, ça prend trois-quatre mois, on fait la promo, ça
prend trois-quatre mois, on fait vaguement une tournée et ça prend
encore trois-quatre mois ; si bien qu'on arrive à l'échéance
du nouvel album sans avoir eu le temps de se reposer et d'écrire quoi que
soit. On ne prend même plus le temps de regarder autour de soi ; on perd
cette conscience de vivre qu'on a un temps partagée avec ses proches. Et
ça, je n'ai pu le retrouver qu'en faisant de la scène. D'abord avec
une formation traditionnelle : basse, batterie, etc
Puis tout seul au piano,
ce qui m'a permis de proposer des trucs pas du tout commerciaux, tout en me rendant
compte que les gens écoutaient attentivement. C'est ainsi que j'ai fait
le circuit des maisons de la culture, avec au départ des salles de deux
cents places, avant que le bouche à oreille ne se déclenche. Pour
ma maison de disques, je passais pour un véritable marginal, surtout après
m'être fait accompagner par un quatuor, mais moi qui étais sur scène,
au contact des gens, je savais bien que je ne me trompais pas".
-
"Et aujourd'hui, que vous êtes passé du quatuor à l'orchestre
symphonique au complet, comment envisagez-vous vos prochains passages sur scène
? "
- "Pas question, bien sûr, de déplacer
tout un orchestre symphonique. Je vais prendre mes partitions sous le bras et
j'irai jouer avec les orchestres locaux. Ça change un peu de la tournée
classique : on s'installe dans une région plusieurs jours et on se familiarise
avec l'orchestre. Une activité régionale, qui intéresse vivement
les orchestres pour toucher un public qui n'est pas le leur habituellement, dans
la mesure où ils bénéficient d'un support, d'une audience
beaucoup plus larges que ceux du classique. Mais ce qu'on fait, on ne pouvait
pas le faire il y a dix ans. Les musiciens ont considérablement rajeuni
et on en rencontre qui, maintenant, dans la vie courante, écoutent du jazz
ou du rock". 