Soundcheck N°2
avril 1990

Arrêt sur image
Druillet-Sheller : enchanté !

(par Christophe Rossi)



Extrait du dernier album de William Sheller, le titre
Excalibur
a fait l’objet d’un ambitieux clip de six minutes réalisé
par le dessinateur Philippe Druillet et d’un film
documentaire sur sa réalisation.
Reportage sur le lieu du tournage, au studio 220 de l’Institut National de l’Audiovisuel.



La première fois que Philippe Druillet s’est mis derrière une caméra, c’était en 1983, pour le tournage de La Nuit, un court-métrage de treize minutes inspiré de son album de bande dessinée, diffusé sur FR3. Le film Excalibur, bien que plus court que La Nuit, se veut plus ambitieux ; Il concrétise aussi le respect mutuel que se vouent les deux artistes. Aujourd’hui se réalise un vieux rêve commun.
«Ma rencontre avec William date de 1973, se souvient Druillet. Cela a fait tilt. Il m’a dit : je fais de la musique commerciale pour me faire connaître, mais plus tard je composerai pour des grands orchestres et nous ferons un opéra ensemble. Nous nous sommes serré la main comme deux mômes concluent un pacte indien, et effectivement, aujourd’hui nous réalisons ce clip en prologue à un opéra qui va suivre bientôt.» 
William Sheller et Philippe Druillet sont restés en contact en laissant mûrir leurs talents respectifs, jusqu’à ce que le musicien fasse appel au graphiste. Le célèbre dessinateur fantastique, aiguillonné par l’œuvre de William Sheller, a pris en charge l’élaboration du storyboard (découpage du film sous forme de croquis situant l’action et sa durée, l’éclairage, le décor, les effets spéciaux etc…), la conception des costumes, des maquillages et des décors, l’écriture du scénario et la mise en scène.
«J’avais vu ses précédents clips et lui avais gentiment reproché de ne pas m’avoir demandé conseil pour le côté "science-fiction",  précise Druillet. Il m’a proposé tout de go de réaliser Excalibur. Cette collaboration constituait un bon test préparatoire à notre projet d’opéra. Nous vivons dans des univers très complémentaires : moi, avec mon côté heroic fantasy ; lui, avec sa poésie, son côté Mozart. Dans le clip, je prolonge visuellement ce que William suggère dans la chanson. Le thème se veut grave ; il traite de l’incommunicabilité d’un fils avec son père. Une métaphore qui illustre l’affrontement d’un individu assoiffé de liberté et d’amour avec le pouvoir monolithique des conventions (celles que la société nous impose avec la Religion, l’Armée et l’Etat).» Le combat de ce David contre un Goliath revêtant les traits de son propre père (interprété par Sheller qui ressemble à s’y méprendre à Eric Von Stroheim) devient un thème rêvé pour le dessinateur de Salammbo.
«La symbolique de William est positive, poursuit celui-ci. C’est pour cette raison que j’ai choisi d’illustrer la fin du film par des bannières blanches, celles de la paix, par opposition à celles, guerrières, du Père. Excalibur est une histoire à tiroirs dont on pourrait développer un film d’une heure et demie et c’est une gageure de réaliser en six minutes un sujet aussi dense, quasiment shakespearien. J’ai dû moi-même condenser toute la symbolique de William à travers les images et la direction des acteurs dans ce laps de temps aussi réduit.» Ce qui explique en partie l’option choisie par le metteur en scène et le producteur de mélanger diverses techniques graphiques et cinématographiques.

Tournage
Dans la réalisation d’un clip, les images sont commandées par la bande-son qui défile en play-back durant le tournage. Chaque plan est minuté à la seconde près. Druillet s’est chargé d’un premier storyboard pour définir les lignes principales de l’action. Puis en collaboration avec son conseiller Benjamin Legrand et William Sheller, furent établis le synopsis et le découpage définitif du clip. Un deuxième storyboard fut alors dessiné. Le tournage pouvait commencer. Le tournage s’est déroulé pendant cinq jours au studio 220 de l’INA, à Bry-sur-Marne au mois de février. Le film fut réalisé en 35 mm noir et blanc, sous la direction du chef opérateur André Domage, un des plus grands spécialistes en la matière, ayant notamment collaboré avec Marcel Camus et John Frankenheimer. Cette épreuve noir et blanc fut ensuite reportée sur une pellicule couleur pour y incruster les images de synthèse.

Ça tourne
Silence ! Moteur ! Une vingtaine de figurants, des nains, des géants, une sublime princesse, sont réunis dans le vaste studio. Ces personnages, tout droit sortis de l’univers fantastique de Druillet, sont éclairés par des taches géométriques de lumière reflétant le décor dessiné sur une toile de quinze mètres carrés. On reconnaît dans les détails l’énorme travail graphique du metteur en scène, à l’image de la production de l’album de William Sheller. Philippe Druillet s’active derrière la caméra (une Mitchell 35 mm),  elle-même équipée d’une mini-caméra vidéo permettant de suivre le cadrage sur un moniteur vidéo. Ainsi le metteur en scène peut-il suivre en permanence le travail de son cadreur et mieux diriger les acteurs et les éclairagistes. Druillet bénéficie également de l’assistance de Gianni Corvi qui retrouve chez le metteur en scène la technique des films expressionnistes allemands et soviétiques ou celle du théâtre Nô. Druillet n’est pas éloigné de Méliès non plus, le pionnier des trucages cinématographiques qui coloriait image par image ses films tournés en noir et blanc. Une technique reprise pour Excalibur.
«Une des plus grandes difficultés techniques fut le mélange du noir et blanc et de la couleur, explique le producteur, Léon Desclozeaux, lui-même ancien monteur chez Orson Welles. Dans un coin du studio, installé à un minuscule bureau encombré d’une multitude de téléphones à la sonnerie continuelle, il maîtrise parfaitement la situation. «Pour la scène des petits anges, poursuit-il après un dernier conseil au régisseur, nous avons d’abord filmé en noir et blanc les anges, puis les gardes, sur un fond blanc, avant de redessiner image par image le décor, en couleur. On ne peut pas mélanger les négatifs noir et blanc et couleur car ils ne présentent pas les mêmes perforations. Il a donc fallu tout reporter sur un négatif couleur.»
C’est sur ce négatif définitif qu’interviennent trucages et images en trois dimensions. Par son expérience de producteur de films publicitaires, Léon Desclozeaux est rompu aux techniques de trucages cinématographiques. Une tâche délicate qu’il a confiée aux jeunes graphistes lillois de la société Cinaps. Toutes les images artificielles en trois dimensions (le vitrail, les nuages, l’explosion de la cathédrale, les visions du Père) ont été créées à l’aide d’un logiciel spécialement conçu pour le clip. Philippe Druillet avait mille idées en tête, le producteur a dû trouver les solutions techniques pour les réaliser. Mais l’équipe très soudée, favorisant les échanges d’idées entre la production, Druillet et William Sheller, sut trouver des solutions aux divers problèmes. Par exemple, au départ, le fils devait chanter en play-back le texte interprété par William Sheller (ce dernier, se jugeant trop vieux pour ce rôle, s’était glissé dans la peau du Père). Druillet dut abandonner cette option qui posait trop de problèmes de synchronisation. Il conçut alors des incrustations de sous-titres au graphisme fantastique auxquels viennent se greffer la trame musicale et le chant en voix off, comme pour suggérer différents niveaux et lecture. Un concept qui correspond  bien au thème central de l’incommunicabilité. Pour traduire la vision implacable du monde qu’illustre le Père, Druillet a imaginé un œil électronique : une prothèse qui permettrait au tyran de scruter l’âme de ses sujets. Ainsi, là encore, il a fallu réaliser des images de synthèse en trois dimensions pour traduire ces visions.

Production
Léon Desclozeaux admet que la production et la réalisation du clip Excalibur représentent un projet ambitieux. «Pour moi, Excalibur se veut plus qu’un clip, c’est un vrai court-métrage. Le titre de Sheller dure 6 minutes. Il s’agit d’une mini-symphonie exécutée par l’orchestre de Toulouse, il fallait lui donner une dimension adéquate sur pellicule.» Excalibur a bénéficié du plus gros budget alloué en France pour un clip : 2 millions de francs. Une moitié pour le tournage, l’autre pour les trucages. «Mais proportionnellement à la somme de travail, aux costumes et aux effets spéciaux nécessaires, c’était insuffisant, admet le producteur. Tous les techniciens ont fait un effort de salaire extraordinaire. LMP, chargé des effets spéciaux, des décors et des costumes, n’a facturé que les matériaux, de même que pour l’immense toile de fond conçue par Druillet mais réalisée par Daniel Boulogne de Pigment 14. Toute l’équipe se montrait très motivée, nous travaillons ensemble depuis des années, elle a pris les mêmes risques que moi dans cette aventure.»
Léon Desclozeaux reconnaît avoir hérité de Mario Gallo (producteur de Visconti) cette proximité intellectuelle du metteur en scène et de l’auteur. «J’essaie d’être à l’origine des films que je produit dés leur écriture», avoue-t-il. C’est un peu l’équivalent de ce qui se passe en musique, où le producteur n’est pas simplement celui qui choisit le studio et signe les chèques.»
Léon Desclozeaux travaille dans le cadre d’une production déléguée, c’est-à-dire que sa maison de production (Zeaux Productions) a reçu une enveloppe globale de la part du producteur (Phonogram) et qu’elle ne participera pas aux éventuels bénéfices du clip. Au producteur de bien gérer cette somme. «Nous n’avons bénéficié que de quelques subventions, précise-t-il. Seulement pour la réalisation du documentaire sur le tournage du clip (crédits débloqués par le Centre National d’Arts Plastiques et le Centre National de l’Education), et pour les images de synthèse (de la part de la CNC), car cela entre dans le domaine de la recherche de nouvelles technologies. J’ai eu diverses expériences dans la production de clips, avec WEA ou CBS (Julie Pietri), et je puis affirmer que Polygram a une attitude très positive : le label laisse toute liberté à l'auteur tout en suivant de près son travail. Mais surtout il tient ses engagements, une chose rare dans ce métier.»
Excalibur sera aussi bien projeté en salle que diffusé à la télévision, ainsi que sous forme d’un disque compact vidéo distribué par Polygram ; une des raisons qui explique le choix du 35 mm afin d’obtenir une très haute définition. Le film sera diffusé à l’étranger par l’intermédiaire du ministère des Affaires Etrangères et de son émission Aujourd’hui en France consacrée à la création artistique en France et concourra dans divers festivals de courts-métrages (Cannes, Festival du Film publicitaire, Festival du Clip). De plus, le tournage du clip a fait l’objet d’un documentaire de 52 minutes tourné en vidéo haute-définition 700 lignes SP (caméra Bétacam Sony HD, son numérique). «En effet, que ne donnerait-on pas aujourd’hui pour voir Michel-Ange ou Mozart au travail ! constate Desclozeaux. Aujourd’hui, grâce aux caméras, nous pouvons saisir ces instants de création.»
Ce making-of d’Excalibur inclus dans le CDV nous fera découvrir l’envers du décor et le travail pas à pas de deux créateurs : William Sheller et Philippe Druillet.

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* POUR VOIR LE CLIP D'EXCALIBUR ET LE MAKING-OFF (sur le site de Philippe Druillet)