Le Nouvel Observateur N°1441
- numéro spécial "La révolution Musique"-
18 au 24 juin 1992

Gueule de légionnaire, cœur tendre...
William Sheller : "J'écoutais Chopin en douce"
(par Nicole Leibowitz)



Difficile de faire plus éclectique que ce chanteur-compositeur de 45 ans, qui a appris la dissonance avec Boulez, la vie et le mélange des genres musicaux avec les Beatles, et qui s’est bien promis de toujours s’amuser.


- Le Nouvel observateur : «Vous avez eu pour maître un élève de Gabriel Fauré. A 17 ans, en 1963, vous vouliez composer comme Pierre Boulez. Quand, soudain, vous avez tout abandonné pour faire du rock. Que vous-est-il arrivé ?» 

- William Sheller : «Une histoire de bonne santé, je crois. Quand on fait des études, on vous dit qu’il faut suivre une voie «savante». J’étais tellement victime de cette propagande que j’en étais arrivé à composer des œuvres qui s’appelaient Etymologie statique et Les Funérailles d’Agrippine !  Mais je souffrais ; j’écoutais en douce les concertos de Chopin et de Tchaïkovski. J’avais besoin d’émotion que nos maîtres condamnaient. Quand en 1964, les Beatles, avec Sergeant Pepper’s, ont produit l’événement choc. D’un seul coup, des cuivres sonnaient avec le rock. Ils m’ont montré le chemin.»

- «Pourquoi ce choc ?»
- «Ça faisait du bien de se dire : il y a encore moyen de faire de l’humain. Les Beatles ont changé les mentalités, ils ont été l’événement musical de l’époque, au même titre que Stravinski, en 1913, avec Le Sacre du printemps. Il n’est évidemment pas question de mettre au même plan deux œuvres si différentes : je veux seulement dire que Stravinski autant que les Beatles ont vite compris que faire de la musique, c’est descendre dans la rue : plonger dans le merdier, en fait. Stravinski sortait dans les boîtes, écoutait du jazz, buvait beaucoup de whisky, jouait au poker… C’est en vivant ainsi qu’il a saisi son temps. Aujourd’hui, les compositeurs restent enfermés à l’IRCAM et dans quelques laboratoires. Ils sont devenus des scientifiques. La technique les fascine tant qu’ils en oublient de créer.»

- «Autrement dit,  les gens comme vous sont des artistes en fuite»
- «Il faut tout de même rendre à nos maîtres ce qui leur appartient. L’avant-garde musicale, Boulez en particulier, nous a permis d’assimiler la dissonance, de l’introduire dans les chansons et dans les orchestrations. Mais le monde musical s’est disloqué : il y a du rock, du funk, du rap… et aussi du classique. Tout cela fait des chapelles, des rivalités : chacun cherche à exister avant même de faire son job. Moi, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de faire passer son génie avant le cahier de charges….»

-«Que voulez-vous dire ?» 
- «Qu’un créateur ne peut pas être un produit. Et qu’il n’a donc aucune raison de s’angoisser lorsqu’il travaille, comme c’est très souvent le cas, pour des commanditaires. Si l’un d’eux lui dit : "Je voudrais une musique pour une pub, je n’ai pas d’énormes moyens", ou si un autre lui propose une musique de film avec quatre-vingt musiciens, il doit savoir que son travail sera beau dés l’instant où  il fera les choses avec sa propre sensibilité.»

- «Et si sa sensibilité ne correspond pas à la demande marchande ?» 
- «Alors, c’est la catastrophe. Un musicien qui compose uniquement pour piano n’a pratiquement aucune chance, aujourd’hui, de se faire connaître. Les producteurs manquent d’imagination. Près de Lyon, au conservatoire de Bourgoin-Jallieu où j’ai ouvert une classe de variété, je découvre parfois d’admirables talents et je crains qu’ils ne restent étouffés. Nous vivons une ère multimédiatique. Mais cette ère est faite de cases. Malheur à celui qui n’est pas conforme ! Jusqu’à présent, notre histoire ne compte pas de musiciens maudits. Cela risque de changer.»

- «Que peut inventer la musique, dés lors ?» 
- «Inventer, c’est compiler. Or nous possédons -ce qui n’était pas le cas de nos ancêtres-, la mémoire de l’image. Certains clips montrent des athlètes de la fin du siècle dernier… Désormais, le passé est partie vivante de notre quotidien. Nous avons donc, plus que nos prédécesseurs, envie de mélanger les choses. Actuellement, la musique est en train de reprendre tout ce qu’elle avait produit.»

- «Mais le phénomène n’est pas tout à fait nouveau…» 
- «Bien sûr que non. Simplement, il évolue avec les mentalités. Imaginez ce qui s’est passé entre l’époque d’un Bach, d’un Mozart et d’un Beethoven. La musique de Bach, faite de mélodies où chacun tenait sa partie, reflète la société de castes qui la baignait. Alors le roi jouait d’un instrument, le tonnelier d’un autre et chacun restait où Dieu l’avait fait naître. Arrive l’idée de démocratie, d’un idéal soutenu par tous à égalité ; instantanément, apparaît une musique dont toutes les notes participent à l’accompagnement. Aujourd’hui, le phénomène s’est universalisé. Les sons, les cultures traversent les continents. Ils nous imprègnent de rythmes, d’ambitions nouvelles. La musique a donc fort à entendre encore, fort à faire, fort à inventer.»