Le Monde
24 février 1994

 
Compositeur, chanteur, auteur de concertos et de musiques de films
Le monde divagant de William Sheller

(par Véronique Mortaigne)


William Sheller a vendu plus de 500 000 exemplaires de son exercice au piano acoustique : Sheller en solitaire. Il surprend avec son nouvel album, Albion, qualifié d' «électrique». Dix titres noyés dans les guitares et enregistrés en Angleterre avec trois musiciens rock. Il revient sur l'époque et sur celles qui l'ont précédée. Esthétiques croisées.


EN 1967, Sergeant Pepper, des Beatles, avait détourné le compositeur William Sheller de ses études classiques. En 1975, Rock’n’dollars le propulsait au sommet des hit-parades. Depuis, le musicien­chanteur multiplie les expériences musicales, du «symphonique alternatif» au très touffu Albion, qui le ramène en Angleterre. «Les grandes tempêtes futuristes se sont calmées», explique William Sheller, installé devant un ordinateur, dans la pénombre du bureau où il compose, où il vit en musique. «Nous sommes revenus du futur», poursuit-il, -lunettes rondes, robe de chambre en soie, amabilité courtoise - en jouant avec le clavier, laissant défiler sur l'écran les partitions en chantier. «On fait aujourd'hui avec ce que l'on a. On n'écrit plus pour la postérité, mais pour l'immédiat.» Cet an 2000, tant fantasmé, est à nos portes. Où en est-on? «Dans les années 50 - j'étais gamin -, on imaginait qu'on irait passer les week-ends dans les stations spatiales de l'an 2000. Rien ne s'est produit et c'est une grande déception.»

- «Quelle est votre idée de l'esthétique des années 90 ?»
- «Nous avons aujourd'hui un siècle d'audiovisuel derrière nous. Dans notre quotidien, les images de la vie, des gens, de 1895, de 1940 ou de 1960 se sont mélangées. On entend à la radio aussi bien une chanson ou une œuvre conçue en 1960 qu'en 1990. Le passé fait ainsi partie de notre présent. Et l'on a tendance à reprendre, parfois dans les détails, des esthétiques, comme le surréalisme, qui, à l'époque où elles sont apparues, avaient créé des chocs. Tout cela forme aujourd'hui l'ensemble de notre culture. La propagation planétaire, par les disques notamment, et les innovations techniques vont dans le sens de l'accumulation. On peut aujourd'hui reproduire des sons d'époque, les coller, comme un architecte qui peut changer de style dans une même bâtisse, jouer avec les années 30, 40 ou 50 et rester totalement contemporain.»

- «Dans ce contexte, que représente Albion
- «C'est un discours musical sur l'Angleterre. La pochette [un assemblage d'images surréalistes habillées de carreaux géométriques noirs et blancs] colle bien. C'est un mélange des genres : Alice au pays des merveilles, Jean Cocteau, le pop-art. Pour réaliser cet album, que je voulais «rock», je me suis tourné vers l'Angleterre. D'où son titre, Albion, un nom que, dit-on, les Grecs ont inventé en voyant les falaises blanches, et qui fut repris par les Ecossais, agrémenté de l'adjectif «perfide». Albion agit comme une brume, c'est une métaphore pour ne pas dire made in England
L'histoire de ce disque est un état de grâce : tout au long de sa réalisation, les bonnes réponses sont venues au bon moment. Il y a trois ans, j'avais parlé à Phonogram de mon projet d'enregistrer un album «électrique». Je voulais des musiciens de rock, car le rock perturbe. Or, j'ai besoin de bouger, ça permet de vivre, de changer de territoires musicaux.»

- «Vous avez pourtant fait un détour...»
- «Après l'album symphonique Ailleurs, en 1989, j'ai eu envie de rock, mais il y a eu Un homme heureux, un exercice de musique au piano. J'avais commencé Albion avant. Le piano-voix était une rupture volontaire dans mon parcours, car j'ai toujours dit non aux étiquettes. A chaque fois que l'on change de registre et de genre, le résultat parvient à des oreilles plus sensibilisées. A chaque fois, il y a des gens qui apprennent qui est Sheller, car je viens dans leur région musicale. Et là, ça se complique. Comment fédérer tout ça ? J'aurais pu exploiter le système piano, je pourrais encore faire de chouettes chansons. Mais l'image me paraissait un peu triste et je suis curieux.»

- «L'électricité, est-ce un moyen d'éclairer un propos parfois éthéré ?»
- «J'avais besoin de travailler avec d'autres images. Les chansons d'Albion pourraient d'ailleurs être jouées au piano, ou autrement. Il existait une version symphonique d'Excalibur, une chanson de geste, que je reprends ici de manière plus agressive. Les guitares ont des sons grunge, mais les mélodies sont très importantes, ce qui nous ramène aux années 60. Une époque très riche, où, par exemple, la stéréo était utilisée en tant que telle, où on avait plaisir à faire passer les sons d'un côté à l'autre. Aujourd'hui, on en est plutôt au grand mono statique. On s'en tient au climat sonore. D'où le retour en force des années 60, un âge d'or où le rock était une distraction, mais aussi une recherche permanente, une dynamique. Où il ne véhiculait pas autant de dires, alors qu'aujourd'hui, les mots prennent parfois le pas sur la musique, comme dans le rap. Or, Albion est un retour vers la légèreté.»

- «Vous avez choisi d'enregistrer Albion avec David Ruffy (batterie, percussion), Gary Tibbs (basse), Steve Boltz (guitares). Mark Wallis a produit l'album. Comment avez-vous travaillé avec des musiciens dont l'univers est si différent du vôtre ?»
- «En Angleterre, Sheller est un inconnu, d'ailleurs je n'y avais jamais mis un pied. En France, les musiciens, sous prétexte que j'écris des symphonies, n'osent pas bouger une note. Cela dit, la séparation entre le classique et la variété se fait moins sentir aujourd'hui. On admet que les musiciens soient comme les pâtissiers qui doivent savoir confectionner toutes sortes de gâteaux. Or, moi, j'ai besoin d'apprendre. Et, puisque ces musiciens-là ne lisaient pas la musique, je n'ai pas écrit l'album en totalité. Je leur ai montré sur un clavier note après note ce à quoi je tenais. Ce qui les étonnait, c'était les changements d'accords qui ne correspondent pas à leurs habitudes. Des modulations, des surprises: on attend qu'un accord passe d'un côté, il s'en va de l'autre. Ils disaient : «Quand on veut jouer une chanson de Sheller, on est obligé de l'apprendre». Puis, j'ai écouté leurs avis, notamment sur la mise en place des instruments. Avec leur énergie et leur sens de l'improvisation - qui me fait défaut -, ils m'ont permis d'envisager qu'il puisse y avoir des erreurs dont on profite, de l'aléatoire. Ensemble, nous avons déplacé des motifs, construit l'album bloc par bloc.»

- «Vous parlez de la musique comme de l'architecture...»
- «Oui. La musique ne se conçoit pas, elle s'entend. On écrit un petit bout, tout en ayant une vision d'ensemble de quelque chose que l'on ignore encore. En écrivant des pages symphoniques, par exemple, on a l'impression d'être comme les paléontologues, qui à partir d'une vertèbre reconstruisent tout un squelette. On a une vision du tout, puis on gratte, on travaille, on déplace des blocs et l'on fabrique des monstres. Avant je les commençais sur l'ordinateur, et je continuais à la main. Aujourd'hui, je travaille directement sur la machine. Ça change.»

- «Pour Albion, vous avez mis en avant les mélodies et les guitares, la voix est très en retrait. Cela donne une impression de dissolution.»
- «Tout cela fait partie du tableau. Nous avons enregistré Albion dans la campagne anglaise, à Ridge Farm, une grange aménagée en studio, dans le Surrey, au sud-ouest de la Grande-Bretagne. J'y ai vécu toutes les saisons. Nous avons commencé en mai, et terminé à l'hiver. Un an de vie. Nous avons fini par constituer un groupe, une famille, et l'interprète s'est mis en arrière naturellement. Comme dans l'album symphonique Ailleurs, l'acteur est dans le décor, la voix effacée, à sa juste place. A l'image des paroles : tout est en haut, vu de l'extérieur. Quand on se promène dans la musique, on peut se promener dans les cités, les rues, voir les gens du quotidien, on peut aussi aller dans les ministères quêter des subsides. Moi, je ne me sens appartenir à aucun de ces mondes. Je suis un satellite.»

- «C'est ce que vous vouliez dire dans vos chansons ?»
- «Deux des chansons de l'album ont un regard un peu plus social, Les Enfants sauvages, une légère touche, en évitant la démagogie, et vers la fin, On vit tous la même histoire. Comme dans Un homme heureux, le «je» n'était pas pris à la première personne : j'ai vu des gens vivre comme ça. Je ne me réfugie pas derrière le doute, mais le chanteur n'en sait pas plus que les autres parce qu'il passe à la télévision. Je suis plus obsédé par la musique que par ce qu'elle peut véhiculer. Je cherche pourtant à trouver un langage commun, un sens partagé des mots. Or, aujourd'hui, j'ai le sentiment que nous lâchons pied sur terre et que nous nous en accommodons. Nous pensons en termes de géographie, alors que les moyens de communication ont déjà largement supprimé cette notion. Les peuples sont des peuples virtuels, des couches superposées qui ont leurs canons vestimentaires, leur cinéma, leur littérature. Plusieurs mondes, des lobbies, vivent en parallèle dans le même lieu. Dans tous les pays, il y a des yuppies, il y a des affamés, des hard­rockers, avec les mêmes vêtements partout. Chaque mode est un monde qui vit dans son coin.»

- «Vous ne vous sentez pas impliqué dans la politique au quotidien ?»
- «Concerné, comme tout être humain, par ce qui se passe ici sur terre. J'ai soutenu l'association Aides, Amnesty International, mais pas forcément à Paris, pas pour le charity-business. Un concert ne coûte rien, surtout au piano. La compilation Sida Urgence [où Sheller interprétait Vienne, de Barbara] était une très bonne idée : chacun y avait créé un titre, c'est mieux que de chanter à quinze ensemble. Mais, l'an passé, j'ai beaucoup travaillé, et peu réfléchi. Mon Concerto pour trompettes et orchestre a été créé à Pleyel par l'Orchestre des concerts Lamoureux, dirigé par Yutaka Sado. Puis, j'ai terminé la musique - pour quatuor à cordes et piano - du film l'Ecrivain public, de Jean­-François Amiguet.»

- «Aimez-vous composer pour le cinéma ?»
- «La musique de film est plus cernée, plus serrée. Je regarde les images sur la table de montage avec le réalisateur, on découpe, il suggère. L'idée du réalisateur prime, je travaille sur un cahier des charges. Tous les compositeurs ont toujours travaillé pour leur commanditaire, et après, leur talent et leurs propos personnels transparaissaient. Mais à présent, le talent du compositeur passe avant. C'est dommage. Même la publicité est un exercice intéressant : 10 secondes d'un sentiment positif, 3 secondes d'atmosphère joyeuse. J'ai composé peu de musiques pour le cinéma, plutôt pour des comédies, à commencer par Erotissimo, de Gérard Pirès, en 1969, grâce à la défection de Polnareff. Car à Sheller chanteur, on a souvent demandé une petite musique sympa. Mais, j'aime le cinéma quand l'imaginaire domine: j'adorerais travailler sur des péplums. Ah ! Ben Hur

- «Qu'est-ce que vous écoutez chaque jour ?»
- «La musique, le silence : j'écoute tout. Arvo Part, Beethoven, les disques de rock de mon fils, et pendant ce temps, je gribouille, je fais des dessins pour éviter d'analyser. C'est une drôle de période, et les musiciens sont le reflet de la bousculade. Il n'y a plus une histoire de la musique, il y en a cent.»

- «Et la musique contemporaine?»
- «J'écoute moins les créations, je suis toujours déçu, on entend toujours cette même œuvre angoissée dans toutes les créations contemporaines. J'écoute Boulez en lisant la partition, c'est déjà difficile. J'aime beaucoup Arvo Part. Mais là où Boulez a inventé un langage, j'avoue que Part a emprunté à Stravinsky. Dusapin est intéressant. Brian Eno, aussi. Nous en sommes aujourd'hui au symphonique alternatif.»

Albion, 1 CD Phonogram 518963. Carnet de notes, 1 coffret de 4 CD Phonogram 514761. Sheller en solitaire, 1 CD Phonogram 848786.

 

ALBION, de William Sheller
Roule, Britannia

 (par Thomas Sotinel)

Après le dépouillement de Sheller en solitaire, voici l'autoportrait de William en rocker. Contrairement à tant de ses compatriotes, l'artiste n'est pas parti chercher l'élixir du rock'n'roll à Memphis (Tennessee) ou à La Nouvelle-Orléans (Louisiane). Pour Sheller, le rock est d'Angleterre, il se joue avec des Anglais (ici une bande de requins de studios) selon des règles aussi précises
que celles du cricket, établies dans les années 60 et légèrement amendées
au fil du temps.
On l'aura compris, Albion ne joue pas à la modernité. Mais William Sheller est trop fin pour s'abriter sous le parapluie de la nostalgie. On reconnaîtra donc au long de ces dix chansons l'héritage des Beatles, celui du Pink Floyd première période, mais aussi des motifs ou des sonorités plus contemporains qui évoquent les derniers disques
de U2
(le traitement de la voix) ou
Kate Bush (les guitares).
Mais pour quoi faire ? Pour une fois la manœuvre ne sent pas la mégalomanie. Ici, pas question de conquête du marché américain, ce passage du nord-ouest de la variété française. Il faut se rendre à la simple raison d'une envie de rock. Sheller voyage comme bon lui semble. Il transporte toujours les mêmes bagages, son obsession de la solitude, son scepticisme quant à l'utilité du langage. Seuls les véhicules changent, orchestre symphonique ou piano solo. Ici, le groupe de rock'n'roll s'est un peu emballé, on dirait que le conducteur s'est laissé entraîner par la grosse machine. D'abord, sa voix blanche se perd dans le fracas électrique. Ensuite, ce fracas, organisé avec une maniaquerie perfectionniste par le producteur Mark Wallis, finit par cacher les chansons.