En studio, Sheller a  entendu une voix, celle de Barbara qui lui conseillait de chanter. Dans sa  tête, il entend aussi des musiques qui lui dictent d’imprévisibles démarches.  Avant ses concerts bruxellois, diagnostic à son domicile parisien. On a frôlé  la catastrophe : son silence.
            
            
            Il ne voulait pas habiter le 16e arrondissement, trop chic, mais le  premier appartement visité, avec ses deux étages, les chambres pour ses deux  enfants, et l’espace pour le piano, l’a convaincu. William Sheller vit donc  aujourd’hui entouré de la   rue Offenbach et des square, avenue et brasserie Mozart. Le raccord est parfait avec sa  bibliothèque dominée par trois Victoires de la musique mais surtout, garnies de  biographies de maîtres classiques et des partitions de Wagner et de Mozart. 
            Une compilation, deux concerts belges « piano  solo », une interview à domicile, Sheller sort de sa retraite, à petits  pas. Depuis cinq ans, il s’était éloigné de la chanson mais avait fait son  travail de compositeur : deux symphonies, deux élégies pour violoncelle et  orchestre, deux musiques de film. « J’ai  continué à travailler, même si je ne passais pas à la télé. » Pendant  un an, il s’est surtout occupé de sa mère qui se mourait d’un cancer. « Ma place était à l’hôpital, pas sur  scène. Et puis, on réfléchit. Quand on est le prochain sur la liste, on ne veut  plus passer ses dernières années à faire le pantin ».
            
            Dépôt de bilan
            
            « Tu devrais chanter »,  lui aurait dit, il y a vingt-cinq ans, Barbara dont il arrangeait La Louve. C’est  aujourd’hui trente-deux chansons anciennes et deux inédites soigneusement  commentées par le récit parallèle de sa vie (« Je ne voulais pas d’un hold-up commercial »), l’occasion aussi  d’un bilan étonnant. « Je suis  content d’avoir tenu le coup, d’avoir réussi à ne pas être bouffé par le  système. Maintenant, je vais commencer ma vie d’adulte. Je me prépare l’autre  côté de la pente. Je  vais pouvoir coller mon petit-fils sur un piano et lui apprendre la musique. Je vais  m’occuper de ma peau. Je ne chanterai pas jusqu’à 80 ans. Je n’étais pas fait  pour supporter une carrière à la Clerc ou Hallyday, où il faut y aller  constamment. Mon truc, c’est composer et, de temps en temps, interpréter. Mais  le CD n’est pas mon disque solaire, juste une conséquence. »
            Il est tentant de voir dans cette distance, qui n’est pas  neuve mais n’a jamais été aussi grande, la conséquence du frais accueil réservé  en 1994 à Albion, album rock  enregistré en Angleterre. Ce n’était pas la première fois que Sheller  surprenait son monde et perdait son public en route. Mais, après une suite de  triomphes dans des formules improbables (quatuor à cordes, piano solo, suite  symphonique), et la sanctification des Victoires de la musique, il pouvait se  croire désormais immunisé. Mais l’homme, qu’on dit un des seuls à ne jamais  téléphoner pour s’assurer de ses ventes et de ses passages radio, s’est surtout  fatigué de l’immémorial jeu du chat et de la souris avec sa maison de disques.
            
            Cravates et jeans
            
                          Depuis Rock'n'dollars en 1975, son  premier et seul véritable hit instantané, Sheller a prouvé par l’exemple un  éclectisme musical qui a dû parfois en consterner certains. Lui qui ne se  reconnaît aucune obsession, c’est la routine, la répétition, qui l’aurait  désespéré. Mais s’il est heureux de trouver dans son public autant de cravates  que de jeans, il n’en tire aucune vanité puisqu’il se contente d’écouter les  musiques qui, toutes faites, lui traversent la tête. « J’ai abandonné le classique quand on m’a dit  qu’il fallait faire du Boulez, du  contemporain, alors que j’entendais autre chose. Ce ne sont pas des  hallucinations mais comme le souvenir de morceaux qui me trotteraient en tête.  Je suis très intéressé par la   voyance. Si, comme beaucoup de musiciens, j’entends des  musiques, d’autres peuvent voir des choses. »
            Cette facilité dans la composition, il voudrait la connaître  dans l’écriture. Contrairement à la scène, où il est venu tard mais a persévéré  avec bonheur, les textes deviennent de plus en plus difficiles à assumer.  « Je ne suis pas un auteur. J’écris  mes textes parce que je les chante plus facilement que d’autres. Faire une  chanson sur un sujet donné, j’en suis incapable. Je transpose du vécu. La seule  chose que nous ayons en commun, c’est ce qui touche à l’affectif. Je me méfie  des donneurs de leçons, de ceux qui savent. La société ne m’intéresse pas. Je  suis comme un satellite qui observe les gens et leurs émotions, mais je n’ai  pas l’impression d’appartenir à cette terre. C’est comme si on m’avait lâché un  jour sur cette boule avec mission de faire de la musique. »
            
            Retraite monastique
            
              « Les Millions de singes [un des  deux inédits], raconte sous forme de  fable comment je vois notre monde. Nous sommes des animaux pensants. Rien du  tout. On s’engueule pour pas grand-chose sur cette petite boule paumée dans  l’espace. On vit en état de guerre, dans une agressivité qui monte depuis  trente ans. Les gens ne se supportent plus alors qu’il n’y a aucun moyen de se  barrer. Moi, j’ai pensé me retirer en Irlande pour voir l’herbe et oublier  journaux et grandes idées. Si je n’avais pas fait de la musique, j’aurais pu me  faire moine. »
            Dans un monde de la chanson où il faut se grandir, au propre comme au figuré,  Sheller est bien le seul à dévoiler, sans manière, ses modestes 172 cm ou avouer un penchant  ancien pour la cocaïne. « Mon devoir  est la sincérité. J’ai  commencé à me doper en m’ennuyant dans des émissions de télévision  abrutissantes où pour passer deux minutes et finir en tapant des mains, on  répète toute la journée. D’abord,  on prend du café, puis des pilules qui font rigoler ou l’on boit comme un trou.  Faut voir l’état des plateaux parce que ça continue ! La cocaïne, on te  fais essayer en te disant que c’est formidable et même pas de la drogue. Effectivement,  au départ, on a plein d’énergie. On pourrait tenir une conversation avec une  chaise en souriant. Mais ensuite, on tombe dans la parano, les insomnies, la  dépression, l’agressivité. J’ai arrêté cette cochonnerie quand l’inconvénient  du remède est devenu pire que la "maladie". »
            Venu à la chanson par hasard, l’auteur de Un homme heureux donne l’impression  qu’il a souvent songé à la quitter volontairement. Mais, au bout du compte, il  avoue que c’est surtout l’absence de la chanson qui l’aurait abattu. « Comme tout le monde, je puise plus dans la  nostalgie que dans la joie.   Mais une fois exprimée, ça devient un vrai bonheur. Une  chanson que des milliers de gens entendent, c’est mieux qu’un coup de fil à un  ami pour dire : "Ça va pas fort". J’ai connu des peines de cœur et des soucis. Je me suis  retrouvé, sans un rond, volé. Des proches sont morts mais j’ai grandi dans une  famille qui n’a jamais manqué d’argent. Je peux écrire ma musique en sachant  qu’elle sera jouée. J’ai des enfants que j’adore et, depuis trois mois, un  petit-fils. Comme tout le monde, je voulais être heureux. C’était une question  importante. »
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            - Tu devrais chanter (Universal)
          - Le 15 avril aux Beaux-Arts de Bruxelles, le 16 aux Beaux-Arts de Charleroi.