Télérama N°2609
12 janvier 2000

Rencontre.William Sheller.
On l'attendait du côté de l'acoustique, il sort un album teinté high-tech. Six ans qu'on guettait le retour du chanteur symphoman.
L'électron libre
(par Anne-Marie Paquotte)



Un jour à La Baule, un jour frisquet d'automne. La mer est maussade, le ciel argenté, la cité assoupie. Devant une villa kitsch ronronne un camion maousse : Le Voyageur, dernier-né d'une lignée réputée de studios mobiles. A l'intérieur, tour de contrôle miniaturisée, la cabine clignote de tous ses équipements numériques. William Sheller fait les présentations. Yves Jaguet, l'ingénieur du son, ne quitte pas des yeux les portées défilant sur l'écran d'ordinateur. A ses côtés, Gaël Martinet, qui a étudié violon et guitare classique au conservatoire, joue à présent de l'électronique. Enregistré entre Paris, Bruxelles, Hyères et, donc, La Baule (pour les voix, Sheller quitte le camion et regagne sa chambre, dans la maison louée par la production), le nouvel album du chanteur aura pour nom Les Machines absurdes. Paradoxe ? Pas vraiment : sophistiquées, insensibles, "insensées", elle sont devenues les instruments de travail de musiciens qui y saisissent leurs partitions, y installent sons et samples, y jouent du virtuel avec virtuosité... dans les meilleurs des cas, et c'est le cas ici : pas de démonstration de foire high-tech comme certains aiment encore à le faire. Avec Sheller, ce serait mal venu : le symphoman-rocker-acoustique-électrique-électronique-éclectique n'en est plus à s'ébaubir devant les prouesses des machines.
"On en fait une utilisation modérée, épurée, explique-t-il. Jaguet et les siens apportent le son, moi, la sobriété. Il ne s'agit pas de remplir les pistes "à ras le bord" ! Ils interviennent comme des orchestrateurs électroniques, parfois comme des co-compositeurs. C'est une création sonore partagée. Jusqu'ici, sur mes enregistrements, je faisais tout de A à Z; là, même si j'ai passé du temps à étudier ces nouvelles possibilités techniques, il y a des choses qui dépassent mes compétences. Autant les confier à des gens qui savent. Et qui savent en tirer des sons sensuels, comme on entend chez Portishead, Massive attack, Radiohead... Je trouve des images dans la musique que font ces gens-là, comme dans le classique".
Crépuscule, cocktails, écoute. Une Parade au prélude "classiqueux" fait sonner un solo de trompette; sur Moondown, une bombarde balise "le chemin montant/qui passe au pays d'Arwen/entre le diable et le vent"; Un basson flirte avec le piano de To you. "Ce morceau-là a un petit côté I put a spell on you de Screamin' Jay Hawkins, non?" se marre William. Outre l'élégance familière aux amoureux de l'univers Sheller, on se régale à pister, d'une plage à l'autre, les passages de frontières des genres. Mis en appétit, on bisse Enygma song... mystère amoureux tissé à merveille par piano, machines et cordes.
Quatuor, distorsions de guitare électrique, violon solo, trip-hop, clarinette, rock à l'anglaise, valse à l'ancienne... "Je ne pastiche rien, je me nourris de tout". Sheller a l'oreille grande ouverte sur les musiques actuelles, et y mêle ses amours classiques. "Bach, c'est la base et la quintessence, j'y reviens régulièrement, ça remet les pendules à l'heure. C'est le cas de le dire : il est le grand horloger d'un art issu des mathématiques...Les Grecs considéraient la musique comme une science. Bach est le premier à y avoir introduit de l'émotion. Et à avoir pratiqué le mélange des genres, selon ceux qui à l'époque ont reproché à sa Passion selon saint Matthieu des allures d'opéra. D'autres, notamment les Français de la Régence, le trouvèrent bien peu frivole. Il ne faisait pas dans le divertissement, c'était un mystique ! Sacré bonhomme, qui a vécu une vie de domestique, statut alors commun chez les musiciens. Leurs pairs ne les considéraient pas forcément mieux. Quand on pense que Couperin, à qui Bach avait envoyé ses partitions, s'en est servi pour recouvrir des pots de confiture ! Révérence gardée, ma préférence va à Mozart, à Beethoven, aux romantiques, ces inventeurs de la musique de film ! A Wagner, aussi : ce n'est pas par hasard que mon fils s'appelle Siegfried... Et à Stravinsky, qui pour moi reste un sommet. Son Sacre du printemps, et Sergent Pepper's des Beatles, sont les deux grandes oeuvres du XXe siècle ! Il faudrait ajouter Boulez qui a nourri la réflexion des musiciens de notre époque et mené, à l'IRCAM, des recherches très utiles sur l'acoustique. A part ça, j'aime beaucoup Marylin Manson !" Sheller sourit. Détendu malgré les journées intensives, zen au sortir d'une période douloureuse -deuil, déprime, blocage d'écriture- "Ça a duré longtemps. Avant qu'il ne devienne un plaisir, j'ai traîné ce disque comme un boulet. Ça ne me dérange pas de le dire. Je sais, on doit avoir toujours l'air impeccable : mais si on ne vivait que dans des belles voitures et sur des plateaux de télé, qu'est-ce qu'on pourrait raconter aux gens qui leur ressemble ? On morfle, comme tout le monde, il n'y a pas de honte à ça. Tout s'efface sur scène, reste l'affection du public. Et le réconfort de savoir que des morceaux d' il y a vingt ans passent toujours en radio. C'est quand même un bonheur de vivre en tant que musicien, de pouvoir en vivre. Ça cicatrise beaucoup de choses".
Il aura fallu attendre six ans ce nouvel album, depuis certain Albion de fort belle mémoire, "qui s'est vendu comme des cages à lion", dixit l'auteur : cet opus "hard-rock lyrique" a surpris les inconditionnels de l'acoustique Homme heureux. Sheller n'est pas depuis resté les bras croisés. Concerts et créations classiques (duo avec la diva Françoise Pollet, symphonies "de poche" et Alternative, Elégies pour violoncelle et orchestre), patrouille sur Internet pour communiquer avec Johanna, sa voyageuse de fille, gouzi-gouzi avec son petit-fil tout neuf, Yale, ont entre autres occupé son temps. Puis les mots, longtemps rétifs, sont revenus sous sa plume. "Ce sont des mots ordinaires. On peut faire autant de choses avec eux qu'avec douze notes, c'est le mélange qui est intéressant ! Je suis lent parce que je suis maniaque, je n'aime pas les syllabes qui portent à faux. Evidement, ça donne un côté léché qui peut déplaire, mais c'est dans ma nature, je n'y peux rien. "Je t'aimerai toujours", ou "La société va mal", c'est pas mon style d'écriture. j'en parle, bien sûr, mais par allusions, pirouettes, clins d'oeil..."
Décembre, un e-mail clin d'œil : "J'ai fini mon album, si si... Chanté les dernières phrases dans le camion garé à Roissy, tout le monde avec un casque sur la tête, entre deux avions.. Mais ça y est ! Maintenant, je me mets au boulot pour la tournée. Je me sens plus à l'aise avec les bémols qu'avec les rimes !"

Album : Les Machines absurdes, chez Mercury. Sortie le 18 janvier.