Le Matin
30 juillet 2000
- interview avant un concert avec orchestre au Paléo-festival de Nyon le 30 juillet 2000-

Star du jour
William Sheller
« Il me reste de la fantaisie »
(par Aimé Corbaz)



Entre chanson et musique classique, «Mr. Symphoman» n'appartient à aucune tribu musicale connue. Et c'est ce qui en fait un artiste rare et précieux.

Un père américain et jazzman, un grand-père maternel décorateur à l'Opéra de Paris, William Sheller a grandi entre Beethoven et Dizzy Gillespie, lequel passait de temps en temps à la maison... Devenu musicien, il s'est tout aussi bien attaqué à la musique dite sérieuse qu'à la chanson. Sheller - son pseudo fait référence à deux poètes, l'Anglais Shelley et l'Allemand Schiller - est donc inclassable, quoi qu'il en dise. Et même si, avec sa première chanson, Rock’n’dollars, on le rangeait aux côtés de C. Jérôme ou Plastic Bertrand ! Avec le temps, il est pourtant devenu résolument William Sheller. Et on le dit volontiers héritier, pêle-mêle, de Bach, des Beatles, de Barbara... « J'ajouterais, dit-il, Stravinski pour le rythme et l'écriture des cordes; Chopin pour le jeu pianistique. »

- « Mais c'est Barbara qui a décidé de votre carrière, non ? »
- « Un jour, elle m'a dit que je devrais chanter, et je lui ai répondu que je n'avais pas de voix.  "Moi non plus, m'a-t-elle dit. On s'en fout ! T'es pas un chanteur. Comme moi, t'es un diseur." Pour moi, Stephan Eicher est un diseur. Julien Clerc, Johnny, ils ont une voix; Pagny aussi, c'est pour ça que j'écris pour lui. »

- « Avez-vous le sentiment que, avec Les Machines absurdes, vous avez composé votre album le plus noir ? »

- « C'est si noir ? Bon, ma mère est morte, ce qui est une étape douloureue pour tout individu. Mais je n'ai jamais écrit de trucs très gais... A part la dernière chanson de cet album, Chamberwood. J'ai hésité à graver ce titre jusqu'au dernier moment, je le trouvais stupide. Finalement, il apporte une touche de lumière. Et puis zut ! Il est sympa. C'est aussi à cause du côté buste en bronze des Victoires de la musique - j'ai mal vécu cet épisode - que je me suis décidé. Je ne veux pas finir en bronze dans un square avec un pigeon qui me chie sur la tête. Quand j'ai reçu la croix du Mérite national, j'ai eu l'impression qu'on me disait de rentrer dans mon placard. On m'a même menacé de la Légion d'honneur ! Je ne voudrais pas qu'on me mette dans un cercueil tout de suite. J'ai encore des tas de choses à faire, il me reste de la fantaisie. Je ne suis pas quelqu'un de triste. »

- « Vous avez mis six ans pour faire cet album. Aviez-vous envie, un moment, d'en finir avec la musique ? »

- « Bien sûr. Humainement, ce n'est pas un métier, la chanson. Il faut faire de la promo - quand on ne passe plus à la télé, on est mort - on est un pion de la société, qui vous demande de faire le guignol. Ça n'a rien d'intéressant. S'il m'a fallu six ans pour cet album, c'est parce que j'ai composé une symphonie, des quatuors à cordes, de la musique de chambre. »

- « N'est-il pas paradoxal d'aimer la scène et de détester le showbiz ? »
- « J'ai été très maltraité par le showbiz. Par ce système qui ne pense que par le disque, le disque et encore le disque. La musique, ce n'est pas que cela. Là, par exemple, j'aimerais faire un ballet avec Decoufflé... »

- « Autre paradoxe : vous écrivez de la musique contemporaine. Or vous n'aimez pas beaucoup les contemporains... »
- « Les dodécaphonistes et les dogmatiques, non. Ça fait quatre-vingts ans que c'est le même son. Boulez, c'est le fascisme musical total. »

- « Vous êtes un des rares musiciens à arranger vos musiques... »
- « Quand j'écris, c'est directement pour l'orchestre. Ça arrive tout fait dans ma tête. Heureusement, une instrumentation faite par un autre est une trahison. J'entends un orchestre qui dit des choses et je me dis : "Tiens, ça pourrait faire une chanson". A partir de là, j'écris mes textes. »

- « Vous avez affirmé que vous ne feriez jamais Bercy. Or Paléo, ce n'est pas franchement intimiste... »
- « Je suis déjà venu il y a cinq ans à Nyon. On avait joué sous le Chapiteau. Mais c'est très sympa, Paléo. Je reviens avec une formation de 21 personnes. Paléo, il y a un enthousiasme, une générosité des gens. »

- « Vous avez souvent dit que la musique vous isolait du monde... »
- « La musique, ça isole dans sa tête parce que les gens ne comprennent pas qu'il ne faut pas nous déranger. Pour eux, c'est dur. Mais bon, je suis quand même entouré, j'ai mes enfants, ma famille... »

- « Vous avez pourtant déclaré "Je n'ai pas eu de famille", non ? »
- « Ma famille, elle était toujours en mouvement, elle ne conservait pas ses souvenirs. Ma famille, ce sont des gens très indépendants, mais très soudés dès qu'il arrive quelque chose. C'est un clan irlandais, l'origine de mon père. »

- « Pour votre dernier album, vous avez utilisé des logiciels informatiques, notamment suisses. Ainsi vous passez des instruments classiques à la technologie de pointe... »
- « Ça m'intéresse tant que c'est compatible. Ces machines permettent d'avoir des ambiances sonores qui représentent un apport à l'image musicale. J'aime bien, en écoutant une chanson, qu'on ait l'impression de voir un film. Ma musique à moi, c'est Pierre et le loup, de Prokofiev, le dessin animé. Quand j'étais ado, j'écoutais les musiques de dessins animés, j'enregistrais le son qui sortait de la télé et je les écoutais sans regarder les images, pour voir comment c'était fait. »

- « 54 ans.. »
- « Je les ai eus le 9 juillet. Je suis Cancer, ascendant Balance... »

- « Vous êtes sensible à ça ? »
- « Très. Ma grand-mère française était voyante. Elle était ouvreuse au Théâtre des Champs-Elysées, et pendant que les clients écoutaient de la musique - elle était un peu sourde -, elle tirait les cartes à ses copines du théâtre. En astrologie, je trouve que les Gémeaux ont un côté "oui ou merde". Les Poissons, ça plane; ils sont un peu martyrs, toujours dévoués. Chopin était Poissons, par exemple. Et, depuis deux ou trois ans, je suis envahi par les Verseaux ! »

- « Vous consultez ? »
- « Colette disait que les voyantes qui voient trop se trompent. Je consulte tous les cinq ans. Je vois quelqu'un qui enregistre : je réécoute après. »

- « Vous êtes un visionnaire ? »
- « Entre rêver, au sens philosophique du terme, et les contingences de la planète, il faut un équilibre. On devient fou si l'on n'est que visionnaire ou alors on se fait moine. Il faut mettre des barrières pour garder les moments de rêve et les moments de partage de rêve avec les autres. C'est ce qu'on appelle la création. »

- « C'est vrai que vous n'écoutez jamais vos propres disques ? »
- « Je n'aime pas trop. J'en vois trop les défauts. De temps en temps, je les réécoute quand même pour faire le point sur le chemin parcouru. »

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* William Sheller, en concert ce soir à 20 h 30, Grande Scène.
* Les Machines absurdes, distr. EMI.