Le Journal du dimanche N°3031
30 janvier 2005

William Sheller
Musicien haut de gammes
(par Eric Mandel)



Rock symphonique, chanson lyrique, pop, concertos… A 58 ans, « Symphoman » investit les Folies-Bergère pendant dix jours. Dans la foulée de son dernier album, Epures, déjà Disque d’or.


« Je ne suis là qu’au hasard d’un bien curieux parcours. Je m’étonne encore que cette histoire soit la mienne ». D’une voix douce, posée sur quelques notes de piano, William Sheller, 58 ans, porte un regard « amusé » (dixit l’intéressé) sur trente années d’aventures musicales. Rock symphonique, chanson lyrique et intimiste, pop psychédélique, élégies et concertos pour quatuor, rock destroy (le surprenant Albion), électronique, etc. En artisan réfractaire aux modes et aux étiquettes, simplement guidé par ses envies d’ « aller dans tous les sens », l’arrangeur de Barbara poursuit une double carrière de chanteur (il préfère le mot « diseur ») et de compositeur classique. Cinq ans après Les machines absurdes, le « Symphoman », installé depuis trois ans en Sologne où il vit « au rythme des saisons », investit les Folies-Bergère dans la foulée de son dernier album, Epures (déjà Disque d’or). Un recueil de ballades piano-voix gorgées de « petites mélancolies urbaines » aux humeurs solitaires, vagabondes et charnelles. Sur scène, avec ses 18 musiciens (classiques et rock), William Sheller revisite ses classiques, de son premier tube-gag  Rock’n’dollars à l’émouvant Carnet à spirale, en passant par le baroque Excalibur et l’inoubliable Un homme heureux. Rencontre.

- « Epures correspond à un besoin de simplicité ? »
- « J’avais envie d’un album tout simple, sans trop de notes, avec juste les mots nécessaires. Comme un peintre choisit de renouer avec la miniature après avoir réalisé une fresque. »

- « La simplicité, c’est compliqué à trouver ? »
- « Oh là là…Que de travail pour donner cette apparence de pureté et de facilité. Les mots doivent couler sur la musique jusqu’à se faire oublier. C’est le côté emmerdant de la chanson, trouver les mots. Un exercice laborieux car je ne suis pas un auteur. »

- « Vos textes sont pourtant unanimement salués… »
- «  Un vrai auteur, quand une phrase lui traverse l’esprit, il va la noter et en faire une chanson ou un roman. Je n’ai jamais cette urgence avec l’écriture. Par contre, je compose très facilement, j’entends des mélodies toutes faites et même orchestrées, peut-être un héritage de ma grand-mère, elle lisait l’avenir dans une boule de cristal. »

- « Un album piano-voix, enregistré seul dans votre maison en pleine forêt. Cela conforte votre image d’ermite… »
- « C’est exagéré. Des amis me visitent, j’adore rire et il m’arrive même de jouer au maître Yoda avec de jeunes musiciens. Mais j’aime la solitude consentie. Cela remonte à mon enfance. C’est d’ailleurs ce qui nous a rapprochés avec Barbara, cette incapacité à vivre auprès de quelqu’un, à être disponibles pour des affections à long terme. Je peux jouer treize heures d’affilée sur mon piano, des absences difficiles à gérer pour les proches. »

- « Misanthrope ? »
- « Non, même si l’être humain…[grimace]. Je suis assez proche de Cioran. De l’inconvénient d’être né, je le lis comme du Devos, difficile d’en faire une philosophie de vie, tellement c’est destructif. Je ne suis pas du genre à m’enthousiasmer sur le miracle de la vie. Non, la vie c’est chiant, depuis le début jusqu’à la fin. »

- « Vous êtes un artiste consacré et un grand-père comblé. On a connu cas plus désespérés… »
- «  Bien sûr, je ne vais pas me jeter du haut de la tour Eiffel. Et je suis bien dans mes 58 ans. Mais comme tout le monde j’ai une vie à la con. Je fais juste en sorte de la rendre chouette. Mais vivre ça sert à quoi ? »

- « A écrire des chansons intemporelles qui touchent le public, par exemple… »
- « C’est vrai. Le public se retrouve dans mes chansons, mais je suis un charlatan, un illusionniste. Je pose des questions sans apporter de réponses. »

- « Comme Gainsbourg, vous considérez la chanson comme un art mineur ? »
- « Il avait le désespoir lucide du peintre sans génie. Il a donc préféré se cantonner dans un art prétendu mineur et écrire des chansons géniales. Non, la chanson n’a rien d’un art mineur. Sauf quand il s’agit de développer des stars jetables. »

- « Sur scène vous rendez hommage à Véronique Sanson… »

- « Ah, Véronique… C’est tellement rare de voir des femmes tenir un piano comme elle. »

- « Pardon ? »
- « Les femmes et la composition, je ne comprends pas… Pourquoi elle n’y arrivent pas ? Il existe un grand débat selon lequel, nous, les hommes, créons dans l’imagination, car nous sommes incapables de créer avec notre corps. Comme les femmes donnent la vie, elle n’auraient pas la même urgence à créer. »

- « Plutôt macho comme théorie, non ? »
- « C’est vrai, mais il existe très peu de grandes compositrices comme Barbara ou Marguerite Monnot. Véronique appartient à cette caste. J’aimerais beaucoup partager une scène avec elle, ses chansons, les miennes, deux pianos, tout simplement. »

- « Votre discographie brasse une multitude de musiques sauf le jazz, auquel vous avez été initié durant votre enfance aux Etats-Unis… »
- «  Mon père était contrebassiste et il organisait souvent des bœufs à la maison avec Dizzy Gillespie et Kenny Clarke. Mais je n’en garde pas de très bons souvenirs. J’avais 5 ans et je trouvais ça rasoir. Dans l’Amérique ségrégationniste, recevoir des "nègres", comme on disait à l’époque, était très mal vu de nos voisins. Et puis le jazz, c’est la musique du présent perpétuel, sans début, sans fin. Et ça je ne sais pas faire. »

- « Vous êtes un artiste assez discret. On vous voit assez peu à la télévision… »
- « Je suis un musicien, pas un people. Un cas un peu ennuyeux pour certaines émissions, je n’ai pas couché avec ma belle-mère et je n’ai pas été violé par le curé de mon village. »

- « Des projets ? »
- « Enregistrer deux symphonies, composer un opéra pour mômes adapté de A Christmas Carol, de Dickens. Je vais peut-être écrire pour Florent Pagny, j’adore sa voix. L’autre jour, je lui ai dit : "Tu pourrais chanter un peu moins bien, on aurait tous l’air moins cons". » [rires]

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* Du 1er au 12 février aux Folies-Bergère, Paris 10e.