La Croix
12 février 2005

Dossier : Rencontre avec...William Sheller,
ou les jours heureux d'un «symphoman»

(par Emmanuelle Giuliani et Robert Migliorini)



Formé à la rude école du classique, le chanteur compositeur William Sheller pratique tous les formats de musique depuis ses débuts avec l'exotique
Rock'n'dollars. Un parcours qui sort de l'ordinaire. Les dates. Ses coups de cœur.

Est-il aussi secret qu'on l'imagine, vivant comme une sorte d'ermite depuis qu'il est retiré dans une forêt, en Sologne, à 150 kilomètres de la capitale ? Non. «J'ai des voisins. Je vis normalement. J'aime m'occuper de mes petits-enfants. Je ne me sens pas solitaire, mais un peu à part. Le monde de la chanson risque toujours de vous voler trop de temps. Quand je rentre chez moi, je peux oublier Sheller..., répond-il. Au bout de quelques années, on se lasse des limousines et des boîtes de nuit qui ne vous font rencontrer que des gens qui roulent en limousine et hantent les boîtes de nuit», poursuit-il. Il a une grande capacité à s'isoler : il se présente comme un ornithorynque dans la chanson, mais chaque été, par exemple, réunit chez lui des internautes.

«Il est d'une courtoisie extrême», explique sa biographe, Marie-Ange Guillaume. Parce qu'il a choisi la vie de musicien. Tout simplement. À l'école de ces «saltimbanques» dont le sort effrayait tant son professeur de piano, Yves Margat, qui assura sa formation. Ancien élève de Gabriel Fauré, le maestro lui avait enseigné l'harmonie, le contrepoint, l'art des mélodies qui se chevauchent, et la fugue ainsi que le latin. «J'ai compris que l'on pouvait faire du rock sans être né dans une banlieue pourrie et qu'on n'était pas obligé de ne rien connaître à la musique» raconte-t-il encore à Marie-Ange Guillaume.

Aujourd'hui, à presque 60 ans, le parcours est serein. Au théâtre des Champs-Élysées où sa grand-mère maternelle était ouvreuse. Son grand-père maternel, ancien charpentier de la Navale, travaillait sur les plateaux de l'Opéra de Paris. Les coulisses sont devenues sa seule école. Que de découvertes à l'écoute de grands solistes comme Samson François, Arturo Benedetti Michelangeli. «J'étais impressionné par leur travail acharné. Bien loin des paillettes de stars.» Jusqu'à la première de L'Opéra d'Aran, de Gilbert Bécaud, à laquelle il assiste. Et un jour il croise Igor Stravinski, dont des œuvres comme Le Sacre du printemps sont restées un de ses livres de chevet.

Le jour de la rencontre, le musicien chanteur au visage un peu sévère, le cheveu très court, porte des lunettes bleutées qui voilent légèrement le regard. Chemise ample et confortable à carreaux de celui qui préfère la décontraction campagnarde à l'élégance affectée, il parle d'une voix douce. Une voix un peu froide qui devient plus charmeuse au fil de la conversation. La discussion porte sur le nouvel album, Épures, une formule piano-voix. C'est en 1984 qu'il avait goûté les premiers plaisirs du récital, seul au piano. Faute de pouvoir jouer ce soir-là avec ses musiciens bloqués à la frontière belge pour une histoire de papiers. «J'ai enregistré ce nouveau disque chez moi. J'ai voulu que l'on entende ma voix comme si vous étiez à côté de moi, près du clavier.»

Un condensé d'émotions ciselées, un brin surréalistes, emportées par le mouvement de mélodies offertes, de celles que l'on entend toutes faites dans la tête d'un compositeur, avant d'être traduites sur l'instrument. Le plus dur labeur pour William Sheller, l'amateur de poésie et de bande dessinée à la Druillet, vient ensuite, lorsqu'il faut trouver les mots qui vont avec : «J'ai peur d'avoir déjà tout dit de ce que j'avais à dire ! Je ne me sens pas auteur, même si je trouve des échos de ce que je ressens chez de grands auteurs comme Anna de Noailles, ou Cocteau. Trenet et Aznavour ont bercé mon enfance. Les chansons sont pour moi des sortes de gourmandises. Je me considère d'ailleurs davantage comme un diseur que comme un chanteur», s'amuse-t-il à préciser. Il y déploie son jeu de miroirs où se croisent des personnages aux destins bricolés. «Si d'aventure j'ai laissé quelques traces», se demande l'un d'eux, un soir d'inquiétude.

«Je n'aime pas ma tête, souligne-t-il encore, excepté un portrait de chez Harcourt» (dont il se rappelle un travail fascinant sur la lumière). C'est pourquoi, il se prête facilement au maquillage, au masque, à la caricature. Sa voix, il la trouve trop blanche. Dans la vie, William Sheller pratique, à bonne dose, l'humour. «Il est chaleureux et d'une disponibilité rare. Il n'y a pas chez lui d'effets inutiles. Sa musique part du cœur et des sentiments», confie Didier Bidaux.

Il collectionne les tubes. Il parle de ces années «Ketchup», en référence à son autre succès, Rock'n’ dollars. Le changement de cap date du début des années quatre-vingt. La chanson s'appelle Nicolas, première étape d'une mue réussie. Vingt-cinq ans plus tard, William Sheller, devenu vedette à part entière et installé dans le Loiret, et Didier Bidaux, aux commandes du Festival classique de Sully-sur-Loire, se sont retrouvés autour d'une commande d'une symphonie en trois mouvements. «Il est extrêmement précis et respectueux des composantes du spectacle. De sa formation classique, il a également gardé le goût dans ses récitals d'un rapport intime avec son public», livre Louis Langrée, aujourd'hui directeur musical de l'Orchestre philharmonique de Liège.

«Dans la musique de chambre, il faut savoir prendre des risques. Nous avons découvert un compositeur qui a su jouer le jeu», poursuit Jean-Michel Berette, du quatuor Parisii. Après une première collaboration pour la musique du film L'Écrivain public, William Sheller a offert au quatuor des musiques enregistrées en 2003. Une première expérience en 1984 avec le quatuor Halvenalf avait ouvert la voie.

«Je suis à l'aise lorsque je pratique ainsi différents formats», assure William Sheller. Il ne renie pas non plus ses musiques pour la publicité. «Des commandes, certes, mais la pub est une école de concision, d'efficacité: il faut raconter une histoire en si peu de temps !» En 2005, il repart sur scène et en tournée, avec 20 musiciens. Il avait débuté en 1981. À Bobino. Il travaille également actuellement à un opéra (pour la jeunesse, dans le style de l'anglais Britten) à partir des contes de Noël de Dickens. Il songe aussi un jour à faire œuvre commune avec sa fille qui est dans le théâtre : «Elle ferait le livret et moi la musique.»

L'auteur, compositeur de la chanson Un homme heureux, est définitivement à l'aise dans cette variété: «Je me vois comme un passeur entre l'univers savant du classique et la musique populaire, tournée vers le grand public. Je suis persuadé qu'il est plus difficile d'être accessible que de se réfugier dans la bulle d'un musicien génial hermétique et méconnu», assure-t-il, en référence à ses propres essais de musiques expérimentales qui ne sont jamais sorties de ses tiroirs. La modernité de toute cette électronique qui aide à la composition le fascine, mais il regrette les notes écrites au crayon sur du papier et la matérialité du manuscrit.

Né William Hand, Sheller a bricolé son nom d'artiste à partir de la concentration de Shelley et de Schiller. Et puis un jour, raconte-t-il, encore amusé, il a cherché sur Internet la signification de ce Sheller des villes et des scènes. Non sans surprise. «Ce nom signifie... casse-noix», confie-t-il. Jusqu'à ses 20 ans, âge auquel il choisit définitivement la nationalité française, William Sheller a vécu sous le signe d'une double culture. Familiale et musicale. Il vit quelques années dans l'Ohio avant le retour en France. Tout y change de dimension. «Aux États-Unis, mon père me grondait parce que j'allais d'une fenêtre à l'autre dans sa grosse voiture», se souvient-il. À la maison, on écoutait du jazz, sans trop broncher, et on recevait des musiciens. La passion de son père, contrebassiste. «Vous comprenez pourquoi j'ai décidé d'aller plutôt vers le classique. Par esprit de contradiction, en somme.»

Le musicien, qui avoue son attrait pour l'éphémère, ne se considère pas comme un virtuose. Loin de là : «Je n'ai rien à transmettre à de jeunes élèves comme chanteur. Un peu comme pianiste qui a trouvé des trucs pour masquer ses insuffisances techniques et installer un style à lui...» Il parle en ce qui le concerne de... bricolages. «Je ne sais pas jouer. Je massacre jusqu'au bout quelques fugues», regrette-t-il. La chanteuse Barbara, pour qui il a écrit les orchestrations de l'album La Louve, jouait avec trois doigts.

Ce qui n'a pas empêché la «duchesse» de toucher juste avec ses chansons. C'est elle qui a convaincu lemusicien de chanter lui-même. De sa formation classique il a gardé le goût des harmonies à la française. En référence aux grands noms de ce tournant des XIX-XXe siècles : Chabrier, Fauré... Cette ambiance à la Verlaine lui convient bien et résonne avec son univers personnel.

S'il n'avait pas choisi la musique, il aurait volontiers tenté l'ethnologie, infatigable explorateur de terres et d'âmes lointaines. Barbara, encore, avait été intéressée par Lux Aeterna. Une messe, voyage dans le classique et le rock psychédélique, écrite par Sheller, en quelques jours pour un mariage d'amis. L'album est connu depuis jusqu'au Japon. Un OVNI encore. Étrange attrait que celui de Sheller pour la musique sacrée, avec sa nostalgie esthétique pour l'universalité et la poésie du latin. Le «symphoman» de ses chansons, le musicien qui sort de l'ordinaire, n'a pas fini de surprendre. En homme sortant de l'ordinaire.

Epures, son nouveau CD, est paru sous le label Mercury/Universal.
En tournée jusqu'au 16 avril avec 20 musiciens.


Les dates

1946. 9 juillet. Naissance de William Hand à Paris, de père américain et de mère française.

1956. Yves Margat, ancien élève de Gabriel Fauré, devient son maître de musique.

1969. Composition et création d'une messe Lux Aeterna.

1975. Premier album chanté, Rock'n’dollars.

1981. Composition pour TF1 du générique du journal de 20 heures.

1984. Composition des premiers quatuors classiques.

1988-89. L'album Ailleurs avec l'Orchestre de Toulouse.

1992. Aux Victoires de la musique : meilleure chanson de l'année, Un homme heureux; meilleur album.

1997. Écriture de quatre quatuors «viennois» pour le quatuor Parisii.

2004. Création d'une symphonie en trois mouvements à la demande du festival classique de Sully-sur-Loire. Album Épures.

2005. 30 ans de chanson. Grande tournée.
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Coups de cœur

* Le chanteur «M» : «L'un des albums qui revient le plus souvent sur ma platine ces derniers temps»

* Les antiquaires : Pour les vieux manuscrits et les dessins...

* «Les Choristes» : La musique de Bruno Coulais pour le film de Christophe Baratier. William Sheller a composé plusieurs musiques de films notamment pour Retour en force, de Jean-Marie Poiré, et Arlette, de Claude Zidi.

* Calogero : Un nouveau venu dans la chanson...

* «La flûte de pan» : Une librairie musicale, rue de Rome, à Paris, pour son papier à lettres...

* Sa devise : «Une pendule arrêtée donne deux fois par jour l'heure exacte; si vous courez après la mode vous avez de grandes chances de ne jamais la rattraper.»
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Contrepoint :
Marie-Paule Belle, chanteuse. «Le parcours type d'un musicien, au sens fort».

 «Nous avions travaillé ensemble sur le film de Patrice Leconte, Ma femme s'appelle reviens. Nous sommes devenus amis. Pour les anniversaires de sa maman, nous chantions les vieilles chansons françaises dont elle raffolait.
Et puis c'est lui qui m'a initié au travail musical avec les nouveaux logiciels informatiques. Il est à la pointe de la nouveauté. J'ai une grande confiance en lui. Un jour, il m'a conseillé de chanter seule au piano. Lui-même venait de faire cette expérience. Un peu par hasard. Ses musiciens avaient été bloqués à une frontière. Je me souviens de ses mots: «Tu connaîtras une plus grande liberté mais également les plus grandes trouilles de ta vie.»
J'ai écouté ses conseils. C'est la formule artistique qui est la mienne aujourd'hui dans mes récitals. Il est également extrêmement pudique. Secret même. Et fidèle en amitié. Depuis qu'il est installé en Sologne, nous communiquons par Internet. Il suffit d'un courriel et il répond sans tarder. J'adore ses harmonies savantes et ce mélange réussi d'acoustique classique et de vigueur venue du rock'n’roll. Il incarne pour moi le parcours type d'un musicien, au sens fort. Un artiste qui ne se limite pas à un seul genre de musique mais qui accepte régulièrement de se mettre en cause. Et il trouve aussi les mots pour traduire ses émotions. C'est ainsi qu'il a su conquérir cette place à part qui est la sienne.»

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