Chorus N°51
Printemps 2005

William Sheller, un homme libre
(par Michel Troadec)



Depuis
Un homme heureux, son plus grand succès, en 1991, William Sheller a enregistré un album de hard-rock, un disque pop et, tout dernièrement, un album piano-voix. C'est peu ? C'est surtout d'un très rare éclectisme. Et c'est sans compter les multiples compositions "classiques" et musiques de films composées ces dernières années. Et tous les concerts donnés. William Sheller est un musicien prolifique à la palette incroyablement large qui n'aime ni le formatage, ni la routine. Un homme libre, actuellement sur les routes pour présenter son dernier spectacle - magnifique - qui marque ses trente ans de chanson.


Il ne voulait pas refaire une série d'Olympia, salle qu'il a déjà abondamment fréquentée (sept fois). Imaginez qu'à Paris William Sheller a également chanté à Bobino, au Palace, au Grand Rex, à l'Alcazar, au Palais des Congrès, au Casino de Paris, à la Salle Pleyel et au Théâtre des Champs-Elysées... Que restait-il pour fêter ses trente ans de chansons ? Les Folies-Bergère, son cadre art-déco et sa petite scène où il a quand même fallu caser son piano et ses dix-huit musiciens. Dix représentations étaient au programme, avant une longue tournée.
"Choisir les chansons n'a pas été facile... Il a fallu n'en garder que trente. Alors, bien sûr, il y a les incontournables, celles que le public attend. Mais il y a aussi celles auxquelles je tiens, comme Excalibur. Et d'autres moins connues mais qui sont bien à jouer en scène. Symphoman, par exemple. Une mascotte, idéale en ouverture. Elle laisse le temps aux gens de regarder si j'ai pris un coup de vieux. " Eh bien, pas vraiment. A 59 ans, Sheller est toujours en grande forme sur scène, bavard, plein d'humour, aimant présenter les personnages qui animent ces chansons et les anecdotes qui les ont fait naître.
Un véritable cadeau que cet épatant concert-anniversaire. Non seulement parce qu'il y revisite ses principaux succès et on sait que son répertoire ne cache guère de fautes de goût. Mais aussi parce qu'il les présente de façon somptueuse avec ses dix-huit musiciens ! " Dix-huit, c'est le minimum pour avoir la palette sonore avec laquelle on peut tout faire." Des fidèles pour la plupart, ces musiciens, ou de nouveaux cooptés par les anciens qui connaissent le répertoire du compositeur par cœur. Car pas question de jouer avec des partitions. "Il faut que ça bouge, explique William, que ça donne vraiment l'effet de groupe... "
Et effectivement, ça vit autour du maître de cérémonie, installé le plus souvent derrière son piano. Près de lui, Nicolas Stevens, premier violon et chef d'orchestre, surveille les troupes. Ce second prix de jazz au Conservatoire royal de Bruxelles a aussi travaillé avec Tiersen, Bashung et Miossec. Sur scène, la partie électrique (guitare, basse, batterie) est en haut. Les cordes en bas. Les instruments à vent font le trait d'union. Et ça joue tour à tour ou à l'unisson, avec d'impeccables solos, dans un équilibre parfait. "Le Carnet à spirale est bricolé, sourit William, pour les souffleux de l'orchestre ". Les Miroirs dans la boue laissent la part belle à la contrebasse et au cor. Contrebasse encore mais avec la trompette pour Un homme heureux. Sur tapis de cordes, Oh ! j'cours tout seul donne de la place à un saxo très en verve. Excalibur, nourri d'électricité, est grandiose... Son nouveau disque trouve sa place avec quatre chansons, deux étant réarrangées pour orchestre et quatuor; et ça défile ainsi, plus de deux heures. Le public est sur un nuage ! Un vrai régal. Un bel anniversaire.

Une mélancolie délicieuse

Trente ans de chanson, donc, avec vingt-cinq ans de scène... Son premier spectacle, il l'a donné en 1980, en Bretagne, à Questembert, devant un public pas très attentif. Mais tout avait commencé bien avant... Avec déjà un Américain de père, bassiste et fou de jazz, qui vit aujourd'hui à Miami où il a fêté ses 80 ans. Avec des souvenirs d'enfance, de l'Ohio, où toute une bande de musiciens noirs venait taper le bœuf à la maison. Avec le piano à 12 ans, objectif prix de Rome, avant que l'écoute des Beatles ne vienne bouleverser un chemin tout tracé. "J'aurais fait de la musique contemporaine. Mais j'avais la chance d'entendre des mélodies dans ma tête... Pourquoi s'en priver ?" La chance, aussi, d'avoir "reniflé la scène étant gosse", derrière un grand-père décorateur et chef de plateau à l'Opéra alors que sa grand-mère, elle, était ouvreuse au Théâtre des Champs-Elysées : "J'ai toujours eu beaucoup de respect pour les techniciens, les machinistes... Et j'aime partir en tournée avec une troupe où chacun a son rôle et où tout le monde se tutoie. Mais j'aime également le piano solo parce que c'est comme si je recevais à la maison." La scène est, de toute façon, sa seconde maison. Il n'a jamais laissé passer une année sans concert.
Et il en a vu, Sheller, depuis ses deux premiers 45 tours, "un peu ratés" de la fin des années 60. L'une des belles rencontres de sa longue carrière s'appelle Barbara : "Je lui dois de m'avoir poussé à aller sur scène... On se ressemblait. On a parlé musique, solitude, regard sur la vie, le monde. Et combien de fous rires... " Car sa réputation d'ermite et d'homme austère, alimentée par la mélancolie de ses chansons, n'est pas juste. Certes, depuis trois ans, il a choisi d'aller vivre en Sologne. "Mes enfants y sont installés, souligne ce grand-père. Là-bas, le cerveau vit avec la nature, avec la vie. Mais je ne vis pas comme un ermite !"
William admet certes faire tomber la pluie plus souvent qu'à son tour dans ses chansons. "Pour moi, une chanson, c'est d'abord un thème. Puis, les images arrivent, qui donnent des ambiances et ces ambiances donnent des sentiments." C'est exactement la structure d'Epures, son dernier disque. Pour Loulou, l'une des chansons de l'album, il voyait un petit village des Côtes d'Armor : "J'ai toujours aimé la Bretagne..." Pour Elvira, Sheller jouait un thème qui lui semblait espagnol. Un feu sur la plage lui est apparu, "quelque chose de très sensuel. J'ai attaqué le texte... Et si ce disque est mélancolique, vous ne trouvez pas que c'est une mélancolie délicieuse par rapport à ce qui nous entoure ? La solitude dont je parle est une solitude choisie. J'ai un peu l'impression d'être un satellite de cette planète d'où je me sens étranger."

La musique est toujours en avance

Il aurait aimé vivre au XVIIIe, siècle des lumières, "parce que c'était un grand chamboulement. La musique est toujours en avance sur les autres arts. Elle respire l'ambiance et ne sait pas encore le dire. Ensuite, viennent la peinture, puis la littérature qui met les mots... " Lui donne à la fois la musique et les mots, hors les modes, hors les cases... Homme libre.
Ils ne sont pas nombreux les hommes libres, dans ce métier. Ceux qui font ce qu'ils veulent, quand ils le veulent... S'il a voulu une belle tournée pour ses trente ans de chanson, il n'a pas cherché à sortir une nouvelle compilation ou un prestigieux opus symphonique, histoire de marquer l'événement. "Epures est juste la publication d'un enregistrement fait à la maison, seul avec mon piano, où des personnages chantent. Car ce n'est jamais moi qui chante, ce sont eux." Il voudrait nous faire croire au non-événement qu'il ne s'y prendrait pas autrement. D'ailleurs, vous l'avez beaucoup vu à la télé ou entendu à la radio pour parler de ce nouveau disque, sorti en octobre dernier ? A quoi bon ? Sans guère de promo, Epures s'est retrouvé disque d'or en moins de deux mois.
On pourrait parler de calcul. Son plus gros tube, Un homme heureux, n'était-il pas une simple chanson en piano-voix ? Mais même pas : "Je n'ai pas l'esprit formaté... Le choix de cet album de chansons très intimes est né parce que je sortais d'une commande du festival de musique classique de Sully-sur-Loire, qui m'avait demandé plusieurs mois de travail."
Il y avait créé une symphonie. Et sur son disque précédent, paru en 2003, il n'apparaissait même pas : il avait eu envie de composer pour un quatuor à cordes (le quatuor Parisii) et ça s'était appelé Quatuors William Sheller.
Il fallait donc remonter jusqu'à 2000 pour tomber sur le grandiose Les Machines absurdes et ses chansons pop. Et encore avant, en 1994, comme pour contre-balancer Un homme heureux, il s'était offert un disque de hard-rock (Albion), enregistré avec des musiciens anglais... "Une urgence. Un besoin d'artiste. J'adore le rock'n'roll, le heavy metal. Faire hurler des guitares. J'ai aimé Hendrix, Led Zeppelin, Black Sabbath. Je trouve Marilyn Manson très bien produit, même si c'est du folklore."
Hard-rock, pop, piano-voix et... classique, sa carrière parallèle, confidentielle aux oreilles du grand public. En plus de la symphonie en trois mouvements pour Sully-sur-Loire et de l'opus du quatuor Parisii, il a écrit quand même, ces dix dernières années, plusieurs symphonies, un concerto pour trompette, des quatuors "viennois", des mélodies pour la cantatrice Françoise Pollet... Et une chanson pour Marie-Paule Belle. Et un album pour Nicoletta. Au gré des envies, dans la richesse de son inspiration. "Je pense qu'un jour j'arrêterai de chanter, confie-t-il, mais tant que j'entendrai, j'écrirai..."