La Vie N°3139
27 octobre 2005

William Sheller s'est échappé
(par Sandrine Tolotti)




Voilà trente ans que cet artiste inclassable sème de petits cailloux dans nos oreilles et nos têtes au détour de subtiles mélodies. Alors que sort l’Intégrale de ses chansons et qu’il repart en tournée, William Sheller se confie à
La Vie. Pianissimo.

C’est toujours étrange de rencontrer quelqu’un qui fait un peu partie de nous. Voilà trente ans que cet homme-là sert de miroir à nos fêlures. Avec son art de la confidence balbutiée d’une «voix blanche», qu’il déteste, mais qui va si bien à son univers d’existences ébréchées, de maisons vides, de femmes enfuies. Nous avons tous au fond de la tête un air de Sheller qui fredonne. Mais que va-t-on pouvoir se dire ? L’homme qu’on imagine ne doit s’offrir qu’un peu voilé, à mots mouchetés… On papotera entre les lignes de ses chansons. A la recherche de l’avant et de l’après de la musique.
Adolescent, le môme Hand (son vrai nom) étudie la musique classique et se rêve peinard en Beethoven, quand les Beatles s’en mêlent. A Hard Day’s Night et une vie bascule : «La structure ressemblait exactement à ce que j’étudiais dans mes livres. J’en ai déduit que ce que j’avais appris était vivant, qu’on pouvait faire du rock sans être né dans une banlieue pourrie et qu’on n’était pas obligé de ne rien connaître à la musique.» Le jeune pianiste prodige décide d’aller chanter le rock’n’roll. «Vous n’allez pas faire le saltimbanque !» susurrent ces messieurs du Conservatoire… «Toute l’image promo est à refaire», bougonneront en écho, vingt ans plus tard, ces messieurs du show-biz.
Entre-temps, l’ancien apprenti concertiste s’est fait connaître en ironisant sur les anglicismes des chanteurs de rock français : «Donnez-moi, Madame, s’il vous plaît/Du ketchup pour mon hamburger…» Nous sommes en 1975, la plaisanterie s’appelle Rock'n'dollars et se vend à 500 000 exemplaires. «J’ai traîné cette chanson comme une casserole, s’amuse-t-il aujourd’hui. Tout le monde me demandait de refaire Rock'n'dollars. C’était le jackpot. On fait l’andouille et on gagne beaucoup d’argent.»  Mais lui ne voulait pas être toute sa vie cet «amuseur avec un blouson rouge et de beaux pantalons blancs», qui se retrouve un jour de 1979 en train de faire une omelette à la radio sur les conseils de la mère Poulard au téléphone… «Je n’avais pas étudié Stravinsky pendant des centaines d’heures, je ne m’étais pas échiné à apprendre la résolution évitée de septième de dominante pour chanter en play-back et faire ce genre de conneries. Il fallait fuir».
Requiem pour le pitre. William Sheller écrit dorénavant ses textes en blessure bémol. «Mais je n’dis rien j’bois dans mon verre/Un jus d’éther au cœur de juin» (J’suis pas bien). Et prétend même, bientôt, être accompagné sur scène par un quatuor à cordes, histoire de rassembler un peu mieux encore les morceaux éparpillés de lui-même. «Je me suis longtemps senti vilain petit canard, confie-t-il. Gamin, je n’étais ni tout à fait français (par ma mère), ni tout à fait américain (par mon père). Alors, on se fabrique une vie sur ce "ni l’un ni l’autre". Il est normal, sans doute, que cela se traduise aussi au plan de la musique. Je me sens un peu en suspension, un petit avion musical qui se promène au-dessus du monde, se pose de temps en temps sur une terre, et redécolle par peur de s’enraciner.»  
En trente ans de musique, qu’il fête cette année, par la sortie de son intégrale et une tournée, le «Symphoman» a joué du rock’n’roll avec des violoncelles, fait un opéra avec des punks, de la pop symphonique, écrit des concertos classiques, une Suite française pour le Festival de Radio France à Montpellier, de l’électronique… «Peut-être que cela me vient de l’enfance, ce désir d’être constamment en dehors de, au-dessus de, à côté de… On bougeait beaucoup, quand j’étais môme, souvent dans des trains, comme perpétuellement en fuite.» Assurément, l’homme composa sa vie comme une très jolie fugue… Une manière, peut-être, de consoler le gamin que des parents un brin nomades laissaient volontiers aux voisins. Et quoi de plus normal, avec un père contrebassiste de jazz, une arrière-grand-mère chanteuse de saloon, et un grand-père compagnon charpentier reconverti décorateur d’opéra, si la fugue est mélomane ? Beaucoup s’est joué, en tout cas, dans les moments d’enfance en coulisses auprès de son grand-père, au Théâtre des Champs-Elysées. «Découvrir la musique installé dans les cintres, en regardant d’en haut de grosses femmes habillées en rideaux chanter des airs lyriques», doit donner, c’est probable, une tout autre idée de la chose. Là, entre Indes galantes et ballets espagnols, William Sheller a grandi au singulier pluriel. Il en est sorti musicien, auteur, chanteur, classique, moderne, solitaire, mélancolique, serein, le cœur sur la main, un peu féroce, pudique, exubérant, drôle, tourmenté, excentrique, secret, pleinement artiste, profondément artisan…
A 59 ans, il sait aujourd’hui qu’il a réussi à s’échapper sans fuir. Et peut enfin vivre en paix avec toutes ses facettes. En métis heureux, dont les textes reflètent plus que jamais l’étrange alchimie. S’ils racontent le spleen, c’est tout en douceur; s’ils distillent la mélancolie, l’on ne saurait trop savoir s’il s’agit d’un courtois écho du désespoir ou d’une antichambre de la sérénité. Malgré des mélodies souvent d‘une tristesse à pierre fendre, l’on se dit que la douleur véritable ne sied sans doute pas à mots aussi ciselés. «Ecrire est une torture ! Des jours et des jours de travail pour que deux phrases s’enchaînent joliment. J’étais content quand j’ai pu choper cette phrase : "Sous les gouttières de mon hôtel/Y’a deux étoiles au long du mur" (Mon Hôtel). Pour Les Machines absurdes, une phrase m’est venue : "J’ai rêvé un soir de solitude"… Et me voilà embarqué dans des rimes en "ude", vous imaginez ?» Mais seule la vraie douleur qui pointe peut l’empêcher d’écrire. «Quand ma mère est tombée malade, j’ai du ralentir… Après son départ, il a fallu vivre avec l’ambiguïté des sentiments : la perte, le soulagement de savoir qu’elle ne souffrait plus, le reproche d’être soulagé. On peut se précipiter dans le boulot, mais, un jour, il faut affronter les malles, débarrasser les cartons, monter au grenier. Ça rattrape toujours. Si on ne vivait que dans des belles maisons avec de belles voitures, qu’est-ce qu’on pourrait raconter aux gens qui leur ressemble ?»
Car l’ermite, aimant par-dessus tout l’isolement de sa maison solognote, ne peut se passer «des gens»,  qui l’on toujours suivi dans ses métamorphoses. C’est le public qui a donné à William Sheller ses victoires contre les citadelles. C’est grâce à la scène que le vilain petit canard peut tranquillement brouiller les styles sans que quiconque trouve à redire. «J’aime bien qu’il y ait une petite touche de mauvais goût, lâche-t-il. Légère comme une épice, bien sûr. Mais c’est la condition pour que la musique vive. Une fois qu’on connaît bien sa partition, on peut se laisser aller à la jouer un peu kiosque. J’aime que mes musiciens poussent un peu la goualante.» 
Il faut le voir, au premier soir de sa tournée, se déployer tout en tendresse avec le public, dans un spectacle aux allures de veillée de conteur. «J’aime faire rêver, créer un climat, captiver les gens en les emportant au loin avec mes petites histoires. J’aime les sentir réagir, vivre avec. Et, même si ce sont des fables, quand les lumières se rallument, on a vraiment partagé quelque chose. Et puis, les silences pendant les morceaux… C’est très beau. Une merveilleuse récompense…»  Un châtiment, aussi. Car l’on sait, il nous l’a dit, que viendra bientôt le vide immense. Et qu’il faudra attendre, dans la solitude de l’hôtel, «que l’ampoule s’éteigne, dans la tête». Et «c’est souvent très long».






LE SYMPHOMAN

  • 1946. Naissance à Paris.
  • 1956. Yves Margat, ancien élève de Gabriel Fauré, devient son maître de musique.
  • 1975. Rock'n'dollars, premier album chanté.
  • 1981. Composition du générique du 20 heures de TF1.
  • 1984. Première tournée, en Belgique, avec un quatuor à cordes.
  • 1988-1989. L’album Ailleurs, avec l’Orchestre de Toulouse.
  • 1992. Un homme heureux, meilleure chanson et meilleur album de l’année aux Victoires de la Musique.
  • 1997. Ecriture de quatre quatuors viennois pour le Quatuor Parisii.
  • 2004. Création d’une symphonie en trois mouvements à la demande du festival classique de Sully-sur-Loire.
    Sortie de l’album Epures.

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CHEZ VOUS ET EN SPECTACLE

  • Chemin de traverse, l’intégrale de trente ans de chanson : 16 CD, un DVD, un livret et un poster. Mercury Universal.
  • Tournée en France et en Belgique du
    4 novembre au 1er décembre.
  • Théâtre des Champs-Elysées, à Paris,
    le 14 novembre.