Magsacem N°96
mai-août 2016

Portrait
William Sheller

L'âme orchestre


Symphoman et maestro, en quintette ou en solitaire, électrique, électronique ou acoustique, le créateur d'Un homme heureux n'a cessé d'explorer toutes les palettes musicales et de se remettre obstinément en question. Portrait d'un peintre des sons.

Chopin et Les Beatles, même combat. Ce pourrait être le credo d'un artiste singulier qui se joue des genres, des styles et des chapelles. En quatre décennies de musique, William Sheller a tout tenté, tout réussi : la messe psychédélique avec Lux æterna, dont le très rare enregistrement est devenu objet de culte, la satire binaire avec Rock'n'dollars, son premier succès en 1975, l'heroic fantasy avec Excalibur, la musique japonaise avec Ailleurs ou symphonique avec Ostinato, le rock bruitiste avec Albion, ou la ballade pianistique avec Epures.
Difficile, pourtant, de ne voir en lui qu'une sorte d'ermite austère, lui qui a enchaîné concerts et tournées, seul au piano ou avec orchestres divers et mobiles, qui a bousculé la musique classique aux yeux et oreilles d'un public amateur de chansons plus que de symphonies. Comme il le dit, « La musique, c'est tout un monde, et moi, je me sens un peu ethnologue. »

La Duchesse et La Louve

Né William Hand d'un père américain et d'une mère française, il y a soixante-dix ans, revenu en France après une courte enfance aux Etats-Unis, il reçoit son premier choc musical  l'écoute de la Sixième Symphonie de Beethoven. C'est décidé, il sera compositeur. Contrepoint, solfège, harmonie… n’ont plus de secrets pour lui, qui se voit déjà en pianiste concertiste. Jusqu'au jour où le petit prodige candidat au prix de Rome est frappé de plein fouet par la pop anglo-saxonne. Adieu gammes répétitives, le voilà qui intègre un groupe de rock au nom lucide, maus nullement prédestiné, The Worst, pour s'en aller baguenauder dans les base américaines.
Quelques années plus tard, au milieu des années 60, notre évadé des conservatoires compose un tube pour un groupe pop américain baptisé Les Irrésistibles et, dans la foulée, fait une rencontre déterminante : Barbara cherche un nouvel arrangeur, il se chargera des orchestrations de son album La Louve. C'est "la Duchesse", comme il aimait à la surnommer, qui le poussera à s'emparer à son tour du micro. En contractant les patronymes de deux poètes, Shelley et Schiller, il se fabrique un nom d'artiste. William Sheller, le chanteur, est né.

Elvis et Wagner

« Pourquoi les gens qui s'aiment sont-ils toujours un peu les mêmes ? ». La strophe est désormais célèbre, elle colle à la peau de l'auteur d'Un homme heureux, une des plus belles chansons de notre patrimoine, extraite de l'album Sheller en solitaire. Pourtant, Monsieur William n'est pas homme à se contenter d'un tube, fût-il devenu un classique. Le showbiz, ses paillettes et sa superficialité, très peu pour lui. Un temps propulsé au sommet des hit-parades avec son Rock'n'dollars, il cherchera très vite à se démarquer du personnage qu'on tente alors de lui imposer, une sorte de maestro blondinet rigolo qui joue du piano par les deux bouts : « A mes débuts, mon idéal muscal devait ressembler à une sorte de croisement d'Elvis et Wagner. Devais-je choisir l'un ou l'autre ? »
Résultat, plus de quarante ans de photo souvenirs, qui ont vu défiler en vrac une maman folle et un vieux rock'n'roll, un carnet à spirales et des machines absurdes, des filles de l'aube et un coureur esseulé, des mirois boueux et des dépressions hivernales, ajoutant autant de courts-métrages fiers et fous, peaufinés par un éternel amoureux transi à la lyrique mélancolie. Un parcours « noble et sentimental », couronné en février dernier par une Victoire de la musique d'honneur.

Chansons, mais pas seulement : opéras rock ou pièces symphoniques, musique électronique ou cantates intimes, Sheller le touche-à-tout se joue des étiquettes et des conventions. A l'image de ses deux derniers albums, Avatars et Stylus, éclectiques et différents, l'un en forme de comédie musicale pop et fantasmagorique, dans la lignée des années 60, l'autre classieux et classique, aux mélodies chantournées entre spleen allègre, complaintes amoureuses et souvenirs d'enfance.
Quand on lui demande quel regard il porte sur le chemin ainsi parcouru, William Sheller l'artisan répond : « La musique a toujours été pour moi synonyme de féérie. Un enchantement, une magie, mais qui doit résister au temps. Mon grand-père, qui était décorateur et charpentier, me disait : "Tu vois, on fabrique une chaise pour pouvoir s'asseoir dessus pendant trois cents ans. Si un jour elle ne te plaît plus, hop, tu la mets au grenier. Mais si un siècle après on manque de chaises, il faut qu'on puisse la ressortir et s'en resservir". La musique c'est pareil. »